Alors qu’une «femme de joie» se faisait assassiner dans la nuit de ce 9 février, probablement par un client, j’ai voulu en savoir plus sur la vie de travailleuse de sexe au Burundi. Je me suis entretenu, sans langue de bois, avec une d’elles.
Babe* a le visage avenant, mais caché derrière un maquillage envahissant. Dans la boîte de nuit surchauffée du quartier Bwiza (Escotisse), elle louvoie avec facilité entre les clients, jauge en un coup d’œil les mâles qui lui jettent des regards insistants, puis va s’attabler avec des amies, toutes aussi fardées qu’elle.
Pour l’accoster, c’est toute une équation. D’abord, envoyer le serveur lui offrir une boisson. Puis tourner le regard. Siroter tranquillement sa bière. Cinq minutes après, Babe se tient en face de moi, sourire sur les lèvres, «bajou» à la main. «Salut», crie-t-elle pour couvrir les haut-parleurs qui aboient à gorge déployée de la rumba. «Peut-on sortir discuter dans la voiture», je réponds. Elle opine du chef. Et c’est comme ça que la discussion a démarré, sur la banquette arrière d’un taxi, dans le parking improvisé le long de la quatrième avenue de Bwiza.
A.M: Comment tu t’es retrouvée ici, à faire ce travail?
Babe : Par hasard. Je vivais à Bwiza à la première avenue. À 12 ans, moi, ma grande sœur et une amie avons voulu savoir à quoi ressemblait Escotisse. Nous avons fait le mur une fois, et nous sommes venues faire la fête ici. J’ai aimé l’ambiance. Je suis revenue alors, souvent.
Te souviens – tu de ton premier client?
Babe (sourire sur les lèvres) : Comme si c’était hier. J’avais 13 ans à l’époque. Il m’a accostée et m’a demandé de coucher avec lui. J’avais développé une stratégie pour repousser les hommes. Elle consistait à exiger beaucoup d’argent. Je lui ai donc demandé 50 000 fbu pour la passe. Il a dit : Ok. Une heure plus tard, j’étais dans une chambre d’hôtel avec lui.
Tu n’étais pas trop jeune?
Babe (avec une petite moue amusée): Si tu veux me demander si c’était ma première fois avec un homme, c’est non. J’ai connu mon premier homme à 12 ans et ce n’était pas à Escotisse. C’était un jeune homme avec qui j’ai grandi. Il avait sept ans de plus que moi. D’ailleurs, nous avons fini par avoir un enfant ensemble, en 2015.
Donc tu as des enfants?
Babe : Oui. Un petit garçon de deux ans et demi. Aujourd’hui je vis avec lui chez ma maman un peu à l’extérieur de Buja, mais aussi avec mes deux sœurs et mon petit frère. Notre papa est mort quand nous étions jeunes.
Ils savent pour ta situation? Et le père de ton enfant, comment le prend-il?
Babe : Ma mère l’a appris récemment. Elle m’a alors interdit de revenir ici. Mais je ne suis pas sûre que je vais l’écouter. Quant au père de mon fils, il s’en fout. Il est même plus volage que moi. D’ailleurs, maintenant pour avoir des relations avec lui, je lui impose un préservatif.
Justement, comment cela se passe question santé?
Babe : J’ai deux règles. D’abord, je ne couche pas avec n’importe qui. Je te jauge du regard, parce que tu sais, ‘‘hari indya zitaribwa’’. Et d’ailleurs, c’est comme ça que j’évite les individus louches qui peuvent se révéler dangereux. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais eu d’expérience malheureuse avec un homme.
Et puis ma seconde règle, c’est : soit préservatif, soit rien. J’ai des amies qui sont mortes, d’autres qui sont méconnaissables à cause du SIDA. Je ne tiens pas à jouer à pile ou face.
Tu as déjà couché avec combien d’hommes?
Babe (riante) : Ne me fais pas rire. Je viens de passer ici à peu près sept ans. Combien d’hommes crois-tu que je me suis faits? Une centaine. Peut-être plus.
Une question très difficile. Est-ce que tu y prends plaisir?
Babe (un peu hésitante) : Bon, comme je te dis, je choisis mes clients. Si tu ne me plais pas, je ne couche pas avec toi. Donc, je ne sais pas vraiment si je peux appeler ça du «plaisir». Mais des fois, cela arrive… (rires)
Une dernière question. Est-ce que tu es heureuse?
Babe (pensive) : Est-ce que je suis heureuse? Je ne sais pas non plus. Mais ce dont je suis sûre, je ne veux pas continuer dans cette vie. Mon rêve est de vendre des pagnes. Et pour cela, il me faut au moins 1 500 000 fbu comme capital. Malheureusement, dans cette vie, il est très difficile d’épargner. Donc je suis toujours coincée ici pour un bon bout de temps, à moins que je ne tombe sur un bon samaritain.
*nom d’emprunt