La technique de gestion des affaires de l’État, dite des « très hautes instructions du président de la République » dont use Ferdinand Ngoh Ngoh, secrétaire général de la présidence de la République du Cameroun, est venue raviver la polémique sur la place et le rôle du Premier ministre, Joseph Dion Ngute. Et cela, alors même que le débat sur la succession de Paul Biya n’est plus un tabou politique au sein d’un régime qui consacre le président de la République comme « chef de l’institution qui englobe et surplombe toutes les institutions sociales, chef de tous les chefs au sein de l’État ».
De notre correspondant au Cameroun,
La politique, c’est en quelque sorte sa tasse de café. Au Terific Coffee de Bastos, quartier résidentiel qui abrite nombre de représentations diplomatiques et d’organismes internationaux, à un jet de pierre du palais présidentiel à Yaoundé, Stéphane Akoa n’est pas prêt à oublier un rendez-vous manqué. Le politiste, un des fins observateurs de la scène camerounaise, devait délivrer, fin juin, un exposé sur les « très hautes instructions du président de la République », dans le cadre de la « Grande palabre », cadre de discussion publique mis en place par le périodique Germinal qui, pour l’occasion, invitait à réfléchir sur « la succession présidentielle au Cameroun : jeux et enjeux ». Après avoir autorisé le débat, l’administration a dû se rétracter. Au motif allégué d’un « risque de perturbation sociale ».
Les « très hautes instructions du président de la République » ? La formule est désormais connue de tous les Camerounais et fait partie du vocabulaire populaire. C’est que, l’expression est contenue dans les correspondances officielles par lesquelles le ministre d’État, secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, transmet directement aux ministres, les directives attribuées à Paul Biya, pour le traitement de certains dossiers de la République. Ces documents, souvent réputés confidentiels, sont autant l’objet de fuites sur les réseaux sociaux que d’analyses des conflits politiques au sein du système.
Accentuation de la mise à l’étroit du Premier ministre
En l’occurrence, cette « technique » de gestion des affaires étatiques a remis au goût du jour deux tendances observées depuis quelques années : l’accentuation de la mise à l’étroit du Premier ministre, et concomitamment, le renforcement du pouvoir du secrétaire général de la présidence. « Dans un exécutif bicéphale, président de la République/Premier ministre, le Premier ministre ne peut survivre politiquement que s’il sait rester dans l’ombre du président de la République. Être Premier ministre, c’est donc déjà accepter de ne gérer que la portion congrue du système de gouvernance. Ce qui advient par la suite n’est que la somme du contexte et de la personnalité. Le contexte, c’est celui où le président de la République est de moins en moins capable d’être constamment en première ligne du fait de l’âge (89 ans, NDLR). La personnalité, c’est celle du secrétaire général de la présidence qui, moins que ses prédécesseurs, eux, plus effacés et plus discrets, ne sait pas rester en retrait », analyse Stéphane Akoa.
Ce fonctionnement sur « très hautes instructions » a révélé les dysfonctionnements dont il est l’illustration dans le respect des périmètres de compétences au sein de l’appareil d’État. Comme le souligne l’universitaire Viviane Ondoua Biwolé, experte en questions de gouvernance, « l’instruction est un outil de gestion utilisé par un chef hiérarchique dans ses fonctions d’autorité vis-à-vis de ses collaborateurs. En ce qui concerne le ministre d’État, secrétaire général à la présidence de la République (SGPR), il ne peut donner des instructions qu’à ses collaborateurs du secrétariat général et, par délégation, aux membres du gouvernement dont la structure est rattachée à la présidence de la République (Contrôle supérieur de l’État, Défense, Marchés publics, entre autres). Pour les autres ministres placés directement sous l’autorité du Premier ministre, l’orthodoxie voudrait qu’il demande au secrétaire général des services du Premier ministre (son homologue) de transmettre au Premier ministre (qui n’est pas sous son autorité hiérarchique) les instructions du président de la République (en application d’une délégation) à relayer aux ministres ».
Nombreux sont ceux qui évoquent et convoquent un décret présidentiel du 5 février 2009, accordant délégation permanente de signature au secrétaire général au nom du chef de l’État, pour tenter d’expliquer l’inflation des « très hautes instructions » notées depuis de longs mois. Ce type de texte présidentiel a beau n’être pas inédit, sa publication sur les réseaux sociaux, dans un contexte où l’on évoque de plus en plus ouvertement la succession de Paul Biya, y compris dans son camp, n’est pas dénuée d’enjeux politiques. « De fait, la délégation de signature dont bénéficie le SGPR est un capital, une puissance, une réserve de force qui vaut son pesant d’or dans le marché de la succession au Cameroun. Le pouvoir quasi monopolistique qu’elle octroie à son détenteur ne peut qu’inquiéter les autres agents dudit marché. Conscient de ce pouvoir, le SGPR en joue parfois à temps et à contre-temps. Via la répercussion des « hautes instructions » du PR, il s’insinue régulièrement dans la fabrique des politiques publiques. Ne nous y trompons pas, ce qui est le plus souvent en jeu, au-delà des politiques publiques concernées, c’est la monstration et la démonstration du talent de l’agent, c’est la mise en scène de la capacité du ministre-compétiteur à tenir un rôle politique plus grand, celui d’homme d’État », explique le politologue Joseph Keutcheu.
Fin de règne
De quoi justifier le doute et la suspicion qui entourent cependant les « très hautes instructions » quant à leur authenticité et à leur finalité réelle. Ce qui n’échappe pas au politologue : « Le défi majeur auquel est confronté le SGPR est celui de créer un consensus autour de ce que parler au nom du chef de l’État veut dire. Le débat autour de la patrimonialisation de la parole présidentielle est en effet régulièrement entretenu par ses contempteurs. Ce débat trame d’ailleurs la compétition successorale au Cameroun. »
À la faveur de ce qui est considéré, voire vécu comme une fin de règne, dans un État à la tête duquel se trouve Paul Biya depuis quarante ans, chaque protagoniste – putatif ou réel – y va de sa stratégie. Notoirement soutenu par une partie de la presse privée qui le présente comme un « serviteur de l’État », dont la « loyauté au président de la République » ne souffre aucun doute. Ferdinand Ngoh Ngoh, qui totalise onze ans au poste de secrétaire général de présidence – un record –, laisse dire.
Quant au très discret Premier ministre Joseph Dion Ngute, en fonction depuis janvier 2019 à la suite d’autres figures anglophones à partir de 1992, il est présenté comme un homme de devoir, peu porté à se plaindre publiquement de son inconfort que l’on dit confessé en privé. Le silence est, sous Paul Biya, un atout autant qu’une ressource politique.