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Le retour de la philosophie africaine Ubuntu [2/4]: Turiya Magadlela

« Je souhaite que l’œuvre soit vécue plutôt que d’être vue », explique l’artiste sud-africaine Turiya Magadlela son approche ubuntu de l’art. Ubuntu, terme issu des langues bantoues, peut être traduit comme « faire humanité ensemble ».  Plus de trente ans après la victoire de Nelson Mandela contre l’apartheid, la philosophie ancestrale Ubuntu popularisée par le leader sud-africain investit actuellement le Palais de Tokyo à Paris. « Ubuntu, un rêve lucide » réunit une vingtaine d’artistes, dont Turiya Magadlela.

Née en 1978 à Johannesburg, Turiya Magadlela a grandi dans le township de Mdantsane, étudié à l’université de Johannesburg et à la Rijksakademie à Amsterdam. Aujourd’hui, elle vit et travaille à Soweto, en Afrique du Sud. Cette femme charismatique se définit elle-même comme « une voix pour les sans-voix et pour moi-même ». Entretien.

RFI : Avec votre œuvre Mashadi Would Say II, une sorte de cabane construite à partir de collants découpés, vous évoquez une figure importante de l’histoire sud-africaine. Oshadi Jane Mangena, combattante contre l’apartheid, a été chassée de son pays et après son retour en 1998, elle s’est beaucoup engagée pour les droits des femmes. Quel est pour vous le sens de votre installation ici au Palais de Tokyo ?

Turiya Magadlela : Il s’agit d’un poème que j’aimerais vous lire : « Cela continue, encore et encore… La souffrance endurée au fil des ans, le bonheur apprécié au fil des minutes, la douleur infligée d’un membre à l’autre, le rire partagé de cœur à cœur. »

C’est un poème écrit par ma mère. Elle est toujours en vie et elle vit en Angleterre. La vie est une évolution. Et nous sommes juste là, pendant 40 ou 100 ans, pour faire ce que nous pouvons dans l’espace qui nous a été donné. Ensuite nous le transmettons à quelqu’un d’autre ou à la génération suivante.

L’exposition parle d’Ubuntu sous forme de philosophie, pensée, réalité, révolution… Quel est le lien entre la philosophie Ubuntu et votre façon de travailler ou votre art ?

Si nous parlons d’Ubuntu en tant que philosophie, alors une grande partie de ce que nous faisons est Ubuntu, car c’est un esprit d’unité. Mon travail est créé par une dizaine de personnes qui fabriquent des vêtements. Je leur donne une quantité de couleurs et de collants pour femmes qui sont coupés. Ils les assemblent pour moi dans la dimension et avec le motif que je leur demande. J’ai une entreprise qui réalise la plupart de mes travaux. Je suis l’artiste, mais le travail n’est pas entièrement réalisé par moi toute seule. C’est une communauté de personnes que j’ai sélectionnées et qui m’aident à créer l’œuvre.

[Vidéo] L’art et l’Ubuntu chez Turiya Mgadlela
L’artiste sud-africaine Turiya Mgadlela et la philosophie Ubuntu.
L’artiste sud-africaine Turiya Mgadlela et la philosophie Ubuntu. © Siegfried Forster / RFI

Quelle est la signification des couleurs dans votre travail ?

La plupart du temps, j’ai utilisé comme couleur le marron, parce qu’on trouve beaucoup de collants en couleur de peau. Au fond, cela parle des espaces raciaux qui ne sont pas résolus. Cela parle d’une atmosphère raciale dans laquelle nous nous sentons sous pression en tant qu’humanité. Je ne peux pas parler de la vôtre, mais je connais la mienne. Et je sais que tout le monde a une certaine chose qui est liée à sa race. Ça peut être les cheveux, ça peut être n’importe quoi…

Pour cette exposition, bien qu’il s’agisse d’une question raciale, je voulais mettre l’accent sur la féminité. De l’enfance à la féminité, au fur et à mesure que nous nous transformons, je pense que nous arrivons à un point où nous décidons qui nous sommes. Nous l’assumons pour le reste de notre vie dans la peau que nous portons. Nous restons toujours la même personne à l’intérieur, ou une personne similaire, parce que, évidemment, il y a d’autres circonstances qui entrent en jeu. Dans ma démarche, j’utilise la matière et la représentation. La matière représente essentiellement les différentes expériences que l’on traverse. Certains des collants utilisés viennent directement de l’usine avant d’être coupés. Une autre partie a été portée par des personnes, encore une autre a été traitée pour obtenir une certaine couleur pour des raisons esthétiques. En tout cas, même si je ne sais pas si cela fonctionne, j’essaie toujours jouer avec l’esprit et le sentiment. Je souhaite que l’œuvre soit vécue plutôt que vue.

À quel moment et dans quelles circonstances avez-vous entendu pour la première fois le mot Ubuntu ?

C’est une question très étrange, parce que j’ai grandi en tant que Nguni, je parle la langue nguni, je parle le zoulou, le xhosa. Donc, c’est très difficile à dire… Autant de me demander : quand avez-vous parlé pour la première fois [rires] ? Mais je ne peux pas vraiment dire quand j’ai parlé pour la première fois. Ubuntu est quelque chose que vous transmettez quand vous dites à un petit enfant : « Sois humain ! », « Donne un bonbon à l’autre enfant ! », « Partage ! », « Descends de la balançoire et laisse quelqu’un d’autre monter ! ».

Quand je suis arrivée en France pour l’exposition, la première soirée, j’ai fait des courses. J’étais un peu perdue, parce que je ne comprenais pas ce qui était écrit. Puis, une dame est venue pour me gentiment demander : « Puis-je vous aider ? Je vois que vous n’êtes pas de ce pays ». C’est ça l’Ubuntu ! Après, je suis partie du magasin, mais le jeune homme de la caisse s’est précipité vers moi : « Madame, madame, vous avez oublié vos œufs. » C’est ça l’Ubuntu. Ici, mon œuvre est exposée dans un contexte de musée expérimental, mais c’est la façon dont nous devrions vivre. Si vous avez oublié votre téléphone, quelqu’un doit vous trouver et dire : vous avez laissé votre téléphone. Pour moi, c’est ça Ubuntu. C’est quelque chose qui a toujours été là.

Le mot « Ubuntu » figure également dans la Constitution de l’Afrique du Sud. Il a été porté par Nelson Mandela et par de nombreux mouvements de libération, de liberté et de justice. Pourquoi, 30 ans après la fin de l’apartheid et la victoire de Mandela, malgré la philosophie Ubuntu qui est née en Afrique du Sud, il y a toujours autant de violence ?

Comme je disais tout à l’heure, nous sommes dans une évolution. Nous évoluons vers des choses. Je pourrais vous poser la même question : vous avez eu la Révolution française, comment se fait-il que vous ayez maintenant l’Ubuntu ? Vous avez évolué vers Ubuntu. Vous avez réalisé que c’était la bonne façon de vivre. En Afrique du Sud, personne ne courra après moi pour des œufs, parce qu’ils évoluent encore vers ce que nous serons. Tout est une question d’évolution.

Oui, nous avons grandi avec l’Ubuntu, mais ensuite on nous a appris la cupidité, avec la société de consommation, les smartphones, le chacun pour soi… L’Afrique du Sud est un pays jeune. Je viens de Johannesburg, une ville très jeune. Aujourd’hui, toutes les choses du monde arrivent en même temps dans notre pays, et on nous apprend une manière différente de faire les choses. Nous aimerions faire mieux, mais on nous a enseigné à faire les choses de façons différentes. Il arrivera un moment où nous nous dirons : « Ah, l’avidité ne fonctionne plus pour nous. Revenons à l’Ubuntu ! »

► Ubuntu, un rêve lucide. Exposition au Palais de Tokyo à Paris, du 26 novembre au 20 mars 2022. Avec les artistes Jonathas De Andrade, Joël Andrianomearisoa, Michael Armitage, Bili Bidjocka, Kudzanai Chiurai, en collaboration avec Khanya Mashabela et la participation de Kenzhero, Nolan Oswald Dennis, Lungiswa Gqunta, Frances Goodman, Kudzanai-Violet Hwami, Richard Kennedy, Grada Kilomba, Turiya Magadlela, Ibrahim Mahama, Sabelo Mlangeni, Meleko Mokgosi, Serge Alain Nitegeka, Daniel Otero Torres.

À lire aussi : Le retour de la philosophie africaine Ubuntu [1/4]: Marie-Ann Yemsi

 

 

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