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RDC: comment protéger des civils avec des criminels de guerre?

La présence en Ituri et au Nord-Kivu d’officiers congolais recherchés par la justice militaire pour des crimes graves mais jamais traduits en justice, empoisonne les relations entre l’ONU et l’armée congolaise, empêchant un plein soutien aux opérations. Et ce alors que la population les accuse de ne pas faire assez pour mettre un terme aux massacres. Enquête.

Le 20 juillet 2009, le major Egide Ngoy, commandant de la base navale de Moliro, sur les bords du lac Tanganyika, fait arrêter à Moba, à près de 300 kilomètres de là, un homme qui se ferait passer pour le frère du président Joseph Kabila. Raison officielle : trafic d’influence. Il jette aussi dans le cachot des FARDC de Moba Port deux femmes. L’une d’elles, tout juste âgée de 21 ans, s’avère être l’épouse du présumé usurpateur. Le lendemain dans la soirée, le major décide de la faire venir à l’hôtel Munaka où il a établi ses quartiers. Il prétend vouloir prendre sa déposition, mais la viole, selon les dires de la jeune femme.

Quinze jours plus tard, le 5 août, à Kalemie, chef-lieu du territoire, celle-ci décide de porter plainte pour viol. Elle s’est plainte au supérieur du major Egide Ngoy, le commandant du premier groupement naval des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) à Kalemie et au directeur provincial de l’Agence nationale de renseignements (ANR) qui décident de transmettre sa plainte à l’auditorat militaire de garnison de Kalemie. Son audition est couchée sur PV.

Elle va subir un examen médical, être confrontée à celui qu’elle accuse. Devant la gravité des faits, l’auditeur décide d’organiser une descente sur le terrain pour interroger différents témoins et reconstituer les faits. Le dossier est bouclé, mais le temps passe. Malgré la pression de l’ONU, de la société civile, le major incriminé n’est pas arrêté. Le major Egide Ngoy est « un mouton noir », explique l’un de ses collègues au sein des forces navales. « Il était accusé de beaucoup d’exactions, de voler la paie de ses militaires, mais il a toujours échappé aux sanctions. Sa promotion a été fulgurante ».

Commandants des opérations en Ituri

En 2009, Egide Ngoy est déjà plus gradé que l’auditeur militaire de garnison de Kalemie. Le dossier est transféré à l’auditeur militaire supérieur de Lubumbashi qui ordonne début décembre son arrestation. A ce jour, le mandat n’a toujours pas été exécuté. Le major se replie sur sa base de Moliro et se fait oublier.

Sept ans plus tard, en 2016, Egide Ngoy n’a pas bougé. Il est devenu lieutenant-colonel et est à nouveau accusé de viol, cette fois sur mineure. La victime a 15 ans et l’accuse d’avoir abusé d’elle pendant deux ans. L’auditeur militaire supérieur de Lubumbashi se retrouve avec un deuxième dossier et ordonne à nouveau son arrestation. Cela n’empêche pas Egide Ngoy d’être promu. Juste avant de quitter le pouvoir, le 27 décembre 2018, Joseph Kabila le nomme contre-amiral. Jusqu’à ce week-end, il était même commandant ad interim du secteur opérationnel des FARDC en Ituri.

Egide Ngoy fait partie de cette dizaine d’officiers fugitifs qui échappent jusqu’ici à la justice militaire congolaise et qui ont été repérés au cours de l’année écoulée dans les provinces aujourd’hui sous état de siège en RDC.

Son prédécesseur en Ituri, le général Honoré Chiviri Hamuli, aurait lui aussi dû être arrêté et jugé pour viol sur mineure et séquestration. Les faits remontent à 2017. Ils se déroulent à Kamituga, dans la province du Sud-Kivu. À l’époque, Honoré Chiviri Hamuli n’est que colonel. « L’auditeur militaire de Bukavu a bouclé toute l’enquête, il l’a fait arrêter », explique une source au sein de la justice militaire. « Mais il a été libéré, on n’a jamais compris pourquoi ». Le 12 octobre 2017, il revient même sur les lieux de son forfait et jure devant la population que les charges ont été abandonnées. « Il est devenu général et devrait être jugé par la haute cour militaire à Kinshasa, mais l’auditorat militaire de Bukavu ne s’est pas encore dessaisi du dossier », explique une autre source au sein de la justice militaire congolaise, qui assure ne pas savoir pourquoi le transfert n’a toujours pas eu lieu.

Le général Chiviri Hamuli a été rappelé en février 2020 à Kinshasa, officiellement pour consultations. Mais selon des sources au sein des FARDC, comme son chef, le général Innocent Kabundi, il aurait été soupçonné de trafic illégal des ressources avant d’être nommé commandant adjoint du centre d’instruction de Kisangani. Chiviri Hamuli n’en est pas à sa première enquête avortée pour ce motif. Selon le groupe d’experts des Nations unies sur le Congo, les FARDC avaient ouvert en septembre 2016 une enquête pour exploitation illégale des ressources à Kamituga. Le général était accusé avec d’autres officiers d’avoir trempé dans le trafic d’or en relation avec un groupe armé.

« Ce dossier-là n’est jamais arrivé sur la table de l’auditorat militaire de Bukavu », assure encore une source au sein de la justice militaire congolaise. « Ça ressemble beaucoup aux faits qui lui sont reprochés en Ituri », confirme du bout des lèvres un officier. En 2010, toujours selon le groupe d’experts de l’ONU, ses hommes avaient été accusés d’avoir intercepté une cargaison d’or convoyée par des rebelles hutus rwandais FDLR. Ils avaient exécuté leur chef qui s’était pourtant rendu et avaient empoché le butin. « Les FARDC ont promis d’enquêter sur cet incident », peut-on lire dans un rapport du groupe d’experts de l’ONU transmis cette année-là au Conseil de sécurité des Nations unies.

Des officiers soupçonnés de massacres dans plusieurs provinces

Le front est un refuge pour nombre d’officiers et de soldats accusés d’avoir commis les crimes les plus graves. C’est le cas du colonel Mabiala Ngoma. En novembre 2018, il a été condamné à une peine de prison à perpétuité pour des crimes contre l’humanité, dont des meurtres et des viols commis dans le territoire de Kalehe cinq ans plus tôt. Ses hommes avaient mené une campagne de représailles contre des populations locales qu’ils accusaient d’être de mèche avec les rebelles maï-maï Raia Mutomboki qui venaient d’attaquer leur base, tuant un des leurs. Mais le colonel Mabiala Ngoma s’est échappé. Dans un rapport daté de septembre 2019, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme dit soupçonner que sa fuite « a été facilitée par le haut commandement du secteur opérationnel à Uvira ». Quelques mois plus tard, son bureau a été d’autant plus surpris d’apprendre sa mort au front à Beni.

En février 2013, à Kitchanga, dans le Nord-Kivu, les hommes du 812e régiment se distinguent à leur tour en se vengeant d’un autre groupe armé, l’Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS), et en massacrant des populations qui leur sont réputées favorables. Sous les ordres des colonels François Safari Mudahunga et François Muhire Sebasonza, au moins 206 personnes sont tuées. L’auditorat militaire va également recenser 191 blessés, 222 actes de pillages et 206 maisons brûlées. Il mène une enquête approfondie. 465 personnes sont entendues dans le cadre de ce dossier.

Les principaux suspects ont déjà été mutés à Kananga, chef-lieu du Kasaï Central. « Joseph Kabila les soupçonnait à l’époque de recruter pour le compte du M23. Ils n’avaient pas rejoint la rébellion, mais ils étaient proches d’un de leurs chefs, Bosco Ntaganda [général de l’armée congolaise, à l’origine de la création du M23 et ancien chef de guerre, aujourd’hui condamné par la Cour pénale internationale pour des crimes de guerre en Ituri, ndlr] », raconte une source qui a suivi l’affaire de près. Elle ajoute : « Le président Kabila va laisser la justice militaire les interroger à Kananga. Mais quand l’auditorat militaire du Nord-Kivu cherche à les arrêter deux ans plus tard, il n’y a plus de M23 et l’état-major lui répond qu’ils sont indispensables au front dans le Nord Katanga ». Sur la « liste des inculpés à ramener à Goma » établie par la justice militaire figurent un colonel, quatre lieutenants-colonels, cinq majors et deux caporaux. « Deux seulement avaient été arrêtés, mais c’était presque pour leur sécurité. Ils avaient dénoncé les autres », explique encore une source bien informée.

On retrouve la plupart de ces hommes en janvier 2017 dans le Kasaï Central. L’insurrection des miliciens fidèles au chef Kamuina Nsapu, tué par l’armée quelques mois plus tôt, a pris de l’ampleur. Le colonel Muhire Sebasonza est à Tshimbulu et multiplie les tueries. Une enquête de RFI le dénonce nominativement en juin 2017. Quelques jours plus tard, les 21 et 22 juin, ses hommes sont accusés d’avoir massacré 283 personnes, selon des sources locales. Un document que RFI a pu consulter indique que début juillet, l’auditorat militaire supérieur de l’ex-Kasaï occidental était descendu sur le terrain et avait constaté la présence de plusieurs sites de fosses communes. Mais aucune poursuite n’a été lancée depuis.

A lire aussi : RDC : violences au Kasaï

Sur les seize dossiers de crimes commis dans l’espace Kasaï et identifiés comme prioritaires en décembre 2017, la justice militaire congolaise n’en a bouclé que trois : Nganza, Mulombodi et Tshisuku. Tous concernent des crimes commis par les forces de sécurité, massacres et viols de masse. « Ces dossiers ont été transmis à la haute cour militaire de Kinshasa parce que des généraux sont impliqués », explique une source proche du dossier.

Tous les accusés se trouvent désormais au Nord-Kivu et en Ituri. Plusieurs ont été arrêtés l’an dernier à Beni, dont des lieutenants-colonels, majors et capitaines, mais d’autres, parmi les plus gradés, sont restés en opération. « L’an dernier, on avait appris ces arrestations, mais beaucoup ont été libérés », croit savoir Myrant Mulumba, président de l’association des victimes de Nganza où 59 fosses communes ont été localisées. « On nous a dit qu’ils étaient indispensables au front », ajoute-t-il.

Soupçonnés de tuer des enquêteurs indépendants

Se trouvent aussi sur le front à Beni (Nord-Kivu) et en Ituri des militaires mis en cause par des enquêtes de l’ONU et de RFI pour leur participation à l’assassinat de Michael Sharp et Zaida Catalan, les deux membres du groupe d’experts des Nations unies tués en mars 2017 au Kasaï Central. C’est le cas notamment du colonel Jean de Dieu Mambweni, qui était au Kasaï en mars 2017, avant d’être muté dans le territoire de Beni, où il a été arrêté et traduit devant la haute cour militaire de l’ex-province occidentale.

C’est le cas également de plusieurs officiers ayant collaboré en 2017 au Kasaï avec Jean Bosco Mukanda. Tour à tour chef de milice et supplétif des FARDC, ce dernier est aujourd’hui l’un des principaux accusés dans le procès des meurtriers des deux experts de l’ONU. En pleine audience, Bosco Mukanda a d’ailleurs plus d’une fois énuméré le nom de ces anciens collaborateurs, sans jamais qu’ils ne soient appelés à comparaître. Dans ce dossier, le parquet militaire soutient depuis quatre ans que seuls les Kamuina Nsapu sont responsables de cet assassinat, malgré l’implication de plusieurs agents de l’État.

Thierry Ilunga Kibambi, lui, a été fait général de brigade par le président Félix Tshisekedi et nommé en 2020 commandant en second du Secteur opérationnel de l’Ituri, chargé de l’administration et de la logistique. Il l’est resté jusqu’à ce week-end. Selon un document confidentiel de la justice militaire, l’auditeur militaire supérieur du Sud-Kivu ordonne pourtant son arrestation depuis le 10 août 2005 pour évasion de détenus, violations de consigne et tentative de meurtre.

Il est aussi soupçonné par la société civile du Sud-Kivu d’être parmi les commanditaires de l’assassinat de Pascal Kabungulu, secrétaire exécutif d’Héritiers de la justice, une organisation protestante de défense des droits de l’homme, qui a beaucoup fait pour la documentation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dans cette province. Cette figure des droits de l’homme avait été assassinée chez lui dans la commune d’Ibanda le 30 juin 2005 par les hommes de Thierry Ilunga Kibambi. Celui qui n’était encore que colonel avait tenté, l’arme au poing, de faire libérer les militaires directement impliqués dans cet assassinat.

Le nom du général Thierry Ilunga Kibambi n’apparaît pas seulement dans notre enquête. Il fait aussi partie de la liste de noms transmise la semaine dernière par le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) aux autorités congolaises. Selon des sources concordantes, plusieurs autres officiers congolais cités dans notre enquête apparaissent également dans cette liste. « On a déjà transmis tous ces noms plus d’une fois. Je me souviens que Leila Zerrougui [ancienne représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies au Congo, ndlr] en avait même parlé au président Tshisekedi », explique une source onusienne. Une autre renchérit : « Les populations de l’est du pays se plaignent beaucoup de l’inaction de la Monusco. Mais ces officiers placés à des postes-clé de commandement par l’état-major empoisonnent les relations entre la mission de l’ONU et l’armée congolaise ».

La Monusco est bien placée pour suivre l’état d’avancement des dossiers de la justice militaire congolaise. Elle l’assiste depuis plus de dix ans dans ses enquêtes et plaide dans le plus grand secret pour le retrait de ces militaires des théâtres d’opérations. En février 2016, la reprise de la coopération entre militaires congolais et casques bleus avait même été conditionnée au maintien du caractère confidentiel de la gestion de cette question. L’accord signé le 28 janvier 2016 stipulait même que cela ne devait pas gêner le déroulement des opérations.

Pendant plus d’un an, les opérations conjointes avaient été suspendues après la nomination de deux « officiers rouges » par le président Kabila, à la veille d’une offensive planifiée conjointement contre les rebelles hutus rwandais FDLR. Un haut responsable onusien l’avait dénoncé publiquement en février 2015 sur RFI et pointé la mauvaise foi de l’état-major congolais, provoquant l’ire de Kinshasa.

Officiellement, la Mission des Nations unies au Congo ne peut pas apporter son soutien à une unité commandée par un ou plusieurs officiers suspectés d’avoir commis les crimes les plus graves, même si des dérogations sont accordées. « Tous les officiers que vous citez relèvent de l’annexe C, ce sont ceux qu’on ne devrait assister sous aucun prétexte, parce qu’ils ont été directement impliqués et vu leur degré de récidive », explique un ancien haut fonctionnaire des Nations Unies. Le général Thierry Ilunga Kibambi est par exemple soupçonné de plusieurs cas de violations des droits de l’homme entre 2002 et 2012, selon une ancienne note confidentielle produite par l’ONU. Sous les ordres de cet ancien chef militaire de la rébellion du RCD, des militaires des FARDC auraient commis des exécutions sommaires et des viols dans au moins trois provinces où ils étaient déployés, le Sud-Kivu, le Nord-Kivu et le Maniema.

Le 4 mai 2021 à Kinshasa, au siège de la Radio-télévision nationale congolaise (RTNC), lors d’une conférence de presse sur la mise en place de l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, le général Léon Richard Kasonga, porte-parole des FARDC, a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas généraliser. « L’armée a toujours travaillé dans le respect des lois. S’il y a trois soldats sur 1 000 qui font des bêtises, ce ne sont que trois soldats ». Spécifiquement interrogé par RFI sur les cas d’officiers déployés au front malgré des accusations ou même des poursuites à leur encontre, le général Kasonga a affirmé que certaines accusations se révélaient parfois fausses et que, pour les autres, la justice militaire faisait son travail.

« Les autorités judiciaires militaires sont en train de recenser tous ces cas », explique Taylor Lubanga, chargé de mission du président Tshisekedi et point focal pour la justice internationale. Il ajoute : « N’oubliez pas que nous avons connu un changement à ce niveau-là avec la mort de l’auditeur militaire général au début de l’année. Son successeur reprend tous les dossiers. Je vous promets que la justice s’occupera de tous ces cas. » Cette promesse est peut-être en voie d’exécution. En tout cas, deux des officiers dont les noms figuraient sur les listes de RFI et de l’ONU, Thierry Ilunga et Egide Ngoy, ont perdu leur poste de commandement en Ituri à la suite des dernières nominations le samedi 8 mai 2021.

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