« On a tendance à écrire toujours la même chose car on écrit avec ses obsessions », aime dire Théo Ananissoh. « Retour au pays natal », « dérives socio-politiques dans l’Afrique de la post-indépendance », « condition féminine », « paysage et histoire », sont quelques-unes des obsessions autour desquelles cet écrivain d’origine togolaise a construit son œuvre, remarquée par la critique dès ses premiers romans dans les années 1990. Riche aujourd’hui de sept romans, de recueils de nouvelles et d’essais, ce corpus se signale par son économie narrative maîtrisée et complexe, dont témoigne le septième et nouvel opus de l’écrivain : « Perdre le corps », une fable sur le thème universel du don et de la transmission.
Perdre le corps est le septième roman sous la plume de ce romancier d’origine togolaise. Un récit à la fois optimiste et désespéré qui atteint à l’universel par sa vision du monde pleine d’empathie mais non dénuée de perspicacité sur les complexités de l’âme humaine. Depuis son premier récit, Territoires du Nord, paru en 1992, le romancier a bâti de livre en livre un univers introverti, riche en résonances nostalgiques, sur fond de dynamiques socio-politiques aux issues incertaines. Perdre le corps ne déroge pas à la règle. Ce roman se lit comme un conte, une fable de l’amitié, de la confiance et du don de soi dans un monde contemporain où tout est veulerie, brutalité et magouilles.
Entre Faust et Cyrano de Bergerac
L’action de ce roman se déroule dans le Togo contemporain. Revenu dans son pays natal après avoir fait fortune en Suisse, le protagoniste Jean Adodo propose à un jeune agent immobilier venu le démarcher une mission singulière. Il lui demande de faire la cour à sa petite amie moyennant une rente substantielle. Le jeune homme se prête volontiers à ce jeu d’autant que la femme en question est belle et désirable. Mais il ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’intention cachée de son richissime interlocuteur.
Ce roman qui commence comme un polar, fait penser à Faust et à son pacte avec le Diable, mais on est plus proche ici de Cyrano de Bergerac. Tout l’art de l’auteur de ces pages consiste à dessiner dans les interstices de son récit de transactions peu communes une quête utopique d’amour et de transmission, avec à l’arrière-plan des plages ensoleillées du Togo et des savanes décrites avec une grande sensibilité écologique. La fascination pour le paysage qui caractérise l’œuvre de Théo Ananissoh a partie liée avec le statut d’exilé de son auteur et son souci de prendre à bras le corps son pays natal. Oscillant entre l’histoire et l’autofiction, les intrigues de ses romans se déroulent pour la plupart au Togo, une manière sans doute pour l’auteur d’exorciser la nostalgie de l’exil.
Diasporisation du monde
Né en 1962 de parents togolais, le jeune Ananissoh a grandi en Centrafrique avant de regagner le Togo à l’âge de 12 ans, avec sa famille, fuyant la répression des milices de Bokassa. Le futur romancier a 24 ans quand il s’envole pour Paris pour poursuivre des études de lettres. Il vit et travaille en Allemagne depuis le milieu des années 1990. Une vie d’errance doublée de la prise de conscience de la diasporisation du monde, qui a profondément influencé le travail littéraire du romancier, comme il l’explique lui-même : « Je fais partie de cette diaspora. Cela fait 34 ans que je suis dans l’ailleurs, que je fais l’aller-retour entre l’Europe et l’Afrique, le Togo. Et effectivement, tout naturellement, souvent quand j’écris, je traite de ce sujet : les personnages reviennent. Ça fait partie aujourd’hui de la réalité africaine : le continent africain est aussi ailleurs maintenant. »
Le retour au pays natal est un thème postcolonial par excellence. Théo Ananissoh a renouvelé le topos en centrant son regard de romancier sur l’Afrique des indépendances et ses dérives qui constituent la trame de base de ses principaux romans. Ceux-ci ont pour titre Lisahoé (2005), Un reptile par habitant (2007), Delikatessen (2018). À mi-chemin entre fables et récits, entre polars et enquêtes, ces romans à la narration sophistiquée explorent la vie des hommes et femmes sous des régimes autoritaires. Le romancier raconte, sans prendre parti, mais laisse transparaître à travers les voix des narrateurs-personnages, souvent autofictionnels, l’aspiration à une société organisée et sensée, rendant possible une vie d’esprit et des rapports civilisés entre citoyens.
« Les gens ne savent pas qu’ils ont à créer un monde aussi », déplore le narrateur de Ténèbres à midi, faisant écho à l’écrivain indo-britannique V.S. Naipaul, dont Ananissoh a été un lecteur assidu. Il continue de s’inspirer de l’œuvre magistrale de l’auteur de l’inoubliable À la courbe du fleuve, dont les critiques sans concession des régimes et des hommes mêlant politique, anthropologie et histoire, sur fond de tension narrative méticuleusement travaillée, constituent un modèle de lucidité indépassé et indépassable.
« Il y a des écrivains qui vous servent de bouée, des œuvres qui vous portent, qui vous soutiennent en quelque sorte. Vous pensez que c’est fait pour vous. V.S. Naipaul a été un auteur comme ça pour moi que j’ai sans cesse lu, qui a une histoire propre proche de la mienne, de mon univers, explique-t-il. Il est le seul écrivain de ce qu’on appelait autrefois le « tiers-monde » qui propose une vision du monde, une grande vision, assez complète à mon avis, assez forte, assez ample. »
Naipaul, mais aussi André Gide, Thomas Mann, Herman Hesse, Mongo Beti, sont quelques-uns des maîtres en littérature de Théo Ananissoh. S’inscrivant dans la veine humaniste de ses modèles, l’auteur de Perdre le corps a construit une œuvre à la fois personnelle et universelle, travaillée par le double souci d’éthique et d’esthétique, en rupture avec la « volupté verbale » qui a longtemps caractérisé la francophonie africaine. Sa démarche originale, doublée d’une grande finesse de réflexion, est le secret de la fascination croissante qu’exerce ce romancier pas comme les autres.
Perdre le corps, par Théo Ananissoh, Collection « Continents noirs », Gallimard, 269 pages, 20 euros.