14 janvier 2011, 14 janvier 2021. Voilà dix ans que la Tunisie mettait un terme à l’ère Ben Ali. Une décennie plus tard, où en est ce petit pays du Maghreb, précurseur des printemps arabes ? Eléments de réponse avec Sophie Bessis, historienne, spécialiste de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb.
RFI : Quel bilan peut-on tirer de la révolution tunisienne, dix ans après ?
Sophie Bessis : Il faudrait des pages et des pages pour tirer un bilan de ce qui s’est passé en décembre 2010 et janvier 2011. La façon dont je pourrais résumer cela est que les Tunisiennes et les Tunisiens ont d’abord chasser un dictateur, mis à bas un régime autoritaire. C’est le premier acquis, le plus important, et les problèmes que le pays connaît actuellement la Tunisie ne pourront pas le remettre en cause. Ensuite, la Tunisie s’est donnée un régime totalement différent des régimes qui avaient été en place depuis l’indépendance en 1956, c’est-à-dire la présidence de Bourguiba et celle de Ben Ali -quoi que différents, ils ont tous les deux été des régimes autoritaires. C’est le premier bilan que l’on peut en tirer, avec les conséquences de la mise en place d’une deuxième république avec la Constitution adoptée en janvier 2014, et un certain nombres d’acquis, comme la liberté d’expression, la liberté de conscience, et l’alternance, si l’on peut appeler ça ainsi, à la faveur d’élections tout à fait transparentes, puisque depuis janvier 2011, la Tunisie a connu trois élections : celle de l’Assemblée constituante en 2011, les premières élections législatives et présidentielle en 2014 et les dernières en octobre 2019. Voilà donc pour le cadre institutionnel et politique.
Maintenant, ces dix années qui nous séparent de la révolution ont leur part sombre dans la mesure où les questions économiques et sociales n’ont pas encore été résolues et que la démocratie tunisienne est encore en période « d’apprentissage ». Et cet apprentissage se fait dans des conditions douloureuses et difficiles.
On a même l’impression que la situation économique et sociale est en train d’empirer…
Effectivement, la situation économique et sociale est aujourd’hui extrêmement difficile en Tunisie, tous les indicateurs économiques et sociaux sont au rouge, incontestablement. En la matière, les dix années qui viennent de s’écouler depuis la révolution n’ont connu aucune tentative de solution des questions économiques et sociales, alors que cette révolution, l’insurrection de décembre 2010 et janvier 2011, a d’abord été provoquée par une insatisfaction sociale des populations les plus défavorisées du pays. Mais, malheureusement, la classe politique tunisienne qui a pris les rênes du pouvoir après la révolution n’avait pas pour ambition de résoudre les problèmes économiques et sociaux que connaissait la Tunisie. La Troïka, sous domination islamiste après les élections de l’Assemblée constituante en octobre 2011 et qui a duré jusqu’à fin 2013, ne s’est pas du tout attaqué à ces questions-là. Ce gouvernement a idéologisé la transition en mettant en exergue les questions identitaires et l’appartenance de la Tunisie à l’aire arabo-islamique, donc en tentant de réislamiser la société tunisienne dans un sens très conservateur. Cela a été la priorité de ce gouvernement.
Il ne faut pas oublier cependant que toute révolution, tout changement de régime, induit une période d’instabilité, laquelle période d’instabilité a été confrontée à une situation internationale qui n’était pas brillante et à des soubresauts internes qui ne l’étaient pas non plus, à commencer par les attentats terroristes qui ont eu un impact extrêmement grave pour la Tunisie : ils ont mis le secteur du tourisme, un secteur très important de l’économie, à genoux. Depuis 2014, depuis l’élection à la présidence de feu Caïd Essebsi, on assiste à la mise en place de gouvernements qui ont en fait tenté de colmater les brèches, de parer au plus pressé, sans avoir aucune vision globale, aucune vision stratégique, de la façon dont la Tunisie pourrait repartir sur un bon pied en matière économique, et résoudre la question des inégalités sociales, une question qui est aujourd’hui extrêmement grave et qui s’aggrave de jour en jour. Depuis octobre 2019, depuis les dernières élections, on assiste à une instabilité gouvernementale qui interdit toute vision à long terme de l’avenir de la Tunisie.
Cette situation pourrait-elle dégénérer ?
L’histoire ne se reproduit jamais de la même façon. On a toute une rhétorique aujourd’hui qui dit que la Tunisie va vers une deuxième révolution. Non. L’histoire ne se répète pas. Il y a des violences aujourd’hui en Tunisie, il y a des violences sociales, il y a des grèves à répétition, des occupations. La Tunisie n’est aujourd’hui pas un pays tranquille. C’est la première chose qu’il faut constater. Et ça ne dégénèrera probablement pas en soulèvement général. Ce sont des choses localisées pour des revendications dont beaucoup sont légitimes et d’autres qui sont tout à fait corporatistes.
Je crois plutôt que la Tunisie traverse une période extrêmement difficile qui n’est pas terminée. Les indicateurs sociaux et économiques sont donc toujours au rouge. Le problème est politique, dans la mesure où la classe politique qui est aux commandes ne semble pas en mesure de pouvoir résoudre les questions pressantes qui se posent au pays.
On parle aujourd’hui beaucoup d’un nouveau dialogue national qui permettrait de sortir le pays de l’ornière, comme le dialogue national de l’été 2013 qui avait permis d’éviter une crise politique profonde. Est-ce que ce dialogue aura lieu ? Est-ce qu’il y aura un consensus sur la façon dont la Tunisie peut sortir de cette mauvaise passe ? Il est très difficile de le dire aujourd’hui, surtout dans la mesure où l’Assemblée des représentants du peuple –l’Assemblée nationale tunisienne- est composée d’une myriade de partis qui n’ont comme horizon que leurs propres intérêts, les intérêts de leurs leaders et qui sont dévorés par des égos politiques qui ne servent pas l’intérêt du pays.
Pourrait-on dire que la révolution n’est pas encore finie ?
L’événement révolutionnaire est terminé. Il a eu lieu en 2010-2011 et s’est prolongé pendant quelques mois. Maintenant, la rupture que cet événement révolutionnaire a opéré dans l’histoire de la Tunisie a ouvert une nouvelle séquence de cette histoire. Cette nouvelle séquence n’en est qu’à ses débuts, c’est évident. Il n’y a pas de fin à cette nouvelle séquence. Nous sommes dans une période d’apprentissage de la démocratie, d’apprentissage douloureux. Il y a des acquis, il y a des failles absolument immenses, mais la Tunisie commence une autre histoire dans des difficultés qui sont aujourd’hui tout à fait préoccupantes. Bien entendu, cette séquence ne fait que commencer et est loin d’être terminée.
Comment peut-on expliquer que la Tunisie soit le seul pays ayant réussi son printemps arabe ?
Chaque pays a une histoire particulière. Ce que l’on comprend mal, souvent, en Occident, c’est que les pays arabes ne sont pas tous formatés sur le même moule. Il y a des différences fondamentales entre ces pays-là. Effectivement, la quasi-totalité des pays qui ont connu des soulèvements, les choses se sont terminées soit par des restaurations dictatoriales comme en Egypte, soit par des guerres atroces comme en Syrie, soit par des interventions étrangères qui ont aggravé la situation comme au Yémen. La Tunisie a effectivement échappé à ces scénarios catastrophes. Elle est dans une période difficile, mais elle n’est tombée ni dans le chaos total, ni dans la guerre, ni dans la restauration dictatoriale.
La Tunisie a des traditions politiques qui ont permis de maintenir des canaux de dialogue entre les différents acteurs politiques. Elle a connu une modernisation sociétale beaucoup plus importante que certains autres pays de la région. Cette modernisation sociétale, en particulier la modernisation de la condition des femmes et du statut des femmes (qui ont d’ailleurs été des actrices extrêmement importantes de la dernière décennie) fait qu’il y a aujourd’hui une société civile active qui a permis, aussi par les organisations (lesquelles ont aussi participé au dialogue national), de pallier les carences de l’Etat, qui a permis aussi de ne pas sombrer dans le chaos dans lequel sont tombés d’autres pays. Peut-être y a-t-il une spécificité tunisienne. On verra ce qu’elle donnera dans l’avenir. Il n’est pas sûr qu’elle permette au pays d’échapper à d’autres graves dangers, mais pour l’instant cette spécificité a permis de faire en sorte que la Tunisie suive un chemin difficile mais qu’elle le suive quand même.