Quels enseignements tirer de l’intense ballet diplomatique à l’œuvre ces derniers jours autour de la crise libyenne sur fond d’escalade militaire ? Que penser de l’appel conjoint au cessez-le-feu lancé mercredi par le tandem turco-russe ? Alors que la Libye sera au menu d’une réunion extraordinaire des ministres européens des Affaires étrangères ce vendredi à Bruxelles, RFI a recueilli l’analyse de Virginie Collombier, chercheuse et professeure à l’Institut universitaire européen de Florence, spécialiste de la Libye.
RFI : Quelle peut-être la portée de l’appel conjoint au cessez-le-feu lancé conjointement mercredi à Ankara par la Turquie et la Russie, sachant que ces deux pays soutiennent des camps opposés dans le conflit libyen ?
Virginie Collombier : Le cessez-le-feu est annoncé pour dimanche, mais on ne sait pas encore très bien ce que les Russes et les Turcs peuvent faire pour s’assurer qu’il soit respecté sur le terrain. Symboliquement, c’est en tout cas un moment important, car cette initiative vient en quelque sorte court-circuiter les efforts redoublés des Européens et de l’ONU pour tenter de sortir de l’escalade militaire. Les Russes et les Turcs présentent leur appel comme complémentaire au processus de Berlin, destiné à préparer la relance d’un processus de dialogue politique entre les parties libyennes. Mais il n’y a pas encore eu d’avancée significative dans ce processus de Berlin et il est évident que ces deux États (La Russie et la Turquie) profitent du vide laissé par les Européens depuis plusieurs mois. C’est très important, car on voit que ces deux acteurs qui ont progressivement investi le terrain, y compris sur le plan militaire, sont maintenant -à la différence des Européens- en position de jouer un rôle important.
Aujourd’hui, ce sont eux qui donnent le la ?
Ils profitent de leur investissement militaire direct, qui leur permet de mettre sur la table un certain nombre de conditions… ou d’orienter le cadre des futures négociations. Pour l’instant, rien n’est encore très clair, mais on voit une tentative de leur part qui vient faire miroir à l’évolution observée en Syrie. Là aussi, Russes et Turcs ont court-circuité le processus de négociation onusien et lancé une sorte de processus de négociation parallèle, divergeant en certains points de ce que les Nations unies avaient tenté de faire. Les Russes et les Turcs soutiennent des camps opposés, mais ont un certain nombre d’intérêts communs, notamment l’objectif de se positionner comme des acteurs majeurs et de jouer un rôle diplomatique. Ils ont très clairement profité de la paralysie européenne et des divisions au sein de l’UE qui ont fait qu’en dépit de sa proximité et des liens qu’elle entretient avec la Libye, l’Europe s’est avérée incapable d’avoir un poids et d’influencer le cours des événements sur le terrain.
Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le revirement des Turcs, qui dans un premier temps officialisent leur soutien militaire à Fayez el-Sarraj, puis se positionnent en faveur d’un cessez-le-feu ? Est-ce une stratégie pour faire partie de la solution et garantir ainsi leurs intérêts économiques en Libye ?
Les Turcs ont profité de la marginalisation du gouvernement Sarraj, littéralement abandonné par ses principaux soutiens internationaux, pour se positionner comme l’acteur principal susceptible de l’aider à faire face à l’offensive d’Haftar. Ils ne sont peut-être pas en mesure d’influencer complètement l’évolution de la situation militaire, mais, très clairement, leur réinvestissement ces dernières semaines peut être considéré comme un succès diplomatique pour Erdogan. Il a réussi à se positionner au centre de l’effort diplomatique pour servir ses intérêts économiques et son envie de gagner en influence dans la région.
Les principaux acteurs libyens ont-ils été consultés avant cet appel au cessez-le-feu ? Car au même moment mercredi on a vu comment Fayez el-Sarraj a refusé de rencontrer le maréchal Haftar à Rome…
La cacophonie italienne a démontré que certains acteurs européens -au moins la France et l’Italie- se concentrent encore sur une configuration où il y aurait d’un côté Haftar, de l’autre Sarraj… alors que l’on peut douter du fait qu’une solution durable puisse être trouvée en mettant seulement face à face ces deux acteurs-là. On voit aussi que l’Italie essaye de se repositionner et de reprendre le rôle de médiateur « naturel » -comme elle se perçoit-, mais ce qui s’est passé mercredi montre une incapacité à jouer ce rôle-là. Les Russes et les Turcs démontrent peut-être qu’ils ont acquis une influence que la plupart des pays européens ont perdue.
Est-ce que l’échec de cette rencontre ne montre pas que Sarraj et Haftar ne sont pas prêts à un cessez-le-feu ?
Je crois qu’il y a une fatigue en Libye à la fois, bien sûr, du côté des populations, mais aussi dans une certaine mesure de la part des combattants qui pensaient, d’un côté comme de l’autre, qu’ils allaient l’emporter sur leurs adversaires beaucoup plus rapidement… et qui se rendent compte que ce n’est pas le cas. Le principal problème c’est : comment sortir du conflit sans perdre la face ? Je pense que cette question-là est en train de devenir extrêmement importante : qu’est-ce qui peut être mis sur la table pour rassurer et permettre à chacun des deux camps de mettre fin aux combats sans apparaître vaincu ?
Vous parlez d’un « vide » laissé par les Européens. Ils se livrent pourtant à un intense ballet diplomatique depuis quelques jours et le chef de la diplomatie européenne a dénoncé l’ingérence turque en soutien turc à Fayez el-Sarraj.
La crainte qu’il puisse y avoir une sorte d’entente entre les Russes et les Turcs sur le terrain libyen et que ces deux acteurs-là dictent les conditions d’une désescalade pousse les Européens à essayer de réagir. Mais personne n’a réagi de manière aussi forte et aussi virulente quand les Émirats arabes unis ou l’Égypte sont intervenus de manière directe -et beaucoup plus forte- en faveur du maréchal Haftar. Lorsqu’il a lancé son offensive en avril, l’UE a été très en retrait et incapable de réagir de manière claire en condamnant de manière ferme les responsables. Il y a clairement deux poids deux mesures. On était à la veille de la conférence nationale voulue, organisée et préparée de longue date par les Nations unies. Cette offensive militaire des forces de Haftar sur Tripoli a fait dérailler le processus d’une sortie de crise et l’UE a été incapable de prendre une position, car il n’y a pas de politique unifiée de l’UE sur la Libye.
Pourquoi ?
Ce n’est sans doute pas la seule raison, mais clairement, la politique mise en œuvre par la France -pas seulement depuis avril 2019, mais déjà auparavant- a constitué un obstacle majeur à la capacité de l’UE à avoir une stratégie et une politique cohérentes. Car en dépit d’un discours diplomatique de soutien affiché au gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj et des institutions nées de l’accord politique de 2015, la France a, dans les faits, très clairement soutenu Haftar, au moins politiquement, notamment car Paris considère que seul un acteur fort peut, par des moyens militaires, rétablir une forme de stabilité dans ce pays qui est en tourmente depuis 2011. La France est parmi les acteurs qui ont énormément contribué à renforcer le profil politique de Haftar et à le faire passer du statut d’acteur militaire à celui d’acteur politique « légitimé ». Il y a eu notamment les deux rencontres orchestrées par la présidence de la République française en 2017 puis 2018 qui ont fait changer Haftar de stature. Ce soutien politique a joué un rôle important dans l’ascension de Haftar et donc dans la situation à laquelle on arrive aujourd’hui. Et l’Allemagne, qui essaye d’apporter un soutien au processus de médiation de l’ONU, a du mal à se présenter comme un possible médiateur alors que très clairement, au sein de l’UE, certains États ont pris aussi ouvertement pris parti pour un des camps. Donc une des questions qui se posent aujourd’hui pour les Européens, c’est comment convaincre les Français que Haftar seul n’est pas la solution pour une stabilisation durable.
L’Union africaine, qui se plaint d’être injustement marginalisée dans la recherche de solutions à la crise libyenne, plaide notamment pour sortir du tête à tête entre Fayez el-Sarraj et le maréchal Haftar et impliquer dans le processus d’autres acteurs : la société civile, mais également Saïf al-Islam (le fils de Mouammar Kadhafi) dont certains pensent qu’il pourrait jouer un rôle de trait d’union qui manque aujourd’hui en Libye. Est-ce une alternative réaliste selon vous ?
Il y a une sorte de mythe autour du personnage de Saïf al-Islam, de la possibilité de son retour et du rôle fédérateur qu’il pourrait jouer. Mais cela soulève tout de même deux interrogations majeures. Saïf al-Islamest sous le coup d’un mandat d’arrêt international et donc d’accusations de la CPI, ce qui est une limite à la possibilité de son retour et de sa réinsertion dans le jeu politique. Au-delà de cela se pose la question de ce que sont devenus les partisans et des différentes factions autrefois proches de Kadhafi. L’après-2011 en Libye a été marqué par une marginalisation et une exclusion quasi totale de tous les groupes et acteurs perçus comme proches de Kadhafi et de son régime. Ils ont été exclus de la reconstruction politique. Puis petit à petit, quand le nouvel ordre politique s’est installé et qu’on est arrivé à cette division du pays entre deux centres de pouvoir, dès fin 2016, 2017 on a assisté à des tentatives très évidentes de la part des deux camps de réintégrer les acteurs de l’ancien régime. Aujourd’hui, le camp de l’ancien président Kadhafi est donc divisé et il est donc peu probable que Saïf al-Islampuisse regrouper autour de lui tous les profils.