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Algérie: l’histoire des services de l’ombre

Pouvoir incontournable et occulte, les services de renseignements algériens ont toujours été l’arme secrète du régime. Une histoire marquée, durant plusieurs décennies, par le puissant DRS (Département du renseignement et de la sécurité) dirigé par le mystérieux général Toufik, aujourd’hui maintenu en prison par le général Gaïd Salah, l’actuel homme fort du pays. Des services au cœur d’un système que la révolution populaire condamne aujourd’hui.

MLGC, MALG, SM, DGPS, DCSA, DRS, ce sont les acronymes qui ont successivement désigné les services de renseignements algériens. Ces services se sont ensuite restructurés en trois directions générales : la Direction générale de la sécurité intérieure (DSI), la Direction générale de la documentation et de la sécurité (DDSE) et la Direction générale du renseignement technique (DRT). Trois entités directement rattachées à la présidence de la République sous l’appellation de CSS : Coordination des services de sécurité.

Une configuration liée aujourd’hui à un pouvoir intérimaire (celui du général Gaïd Salah) susceptible de connaître encore d’importantes recompositions. Cette histoire des services algériens est non seulement révélatrice des stratégies et des moyens mis en œuvre par les acteurs du régime, mais nous raconte aussi comment, à certaines époques, ces services ont été le véritable pouvoir en Algérie.

À l’origine des services secrets algériens

L’histoire du renseignement algérien commence avec la guerre d’indépendance, sous l’impulsion d’Abdelhafid Boussouf, qui fut l’un de ses principaux fondateurs. Comme l’explique Saphia Arezki dans son excellent ouvrage intitulé De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne 1954-1991, aux éditions Barzakh, « Abdelhafid Boussouf, né en 1926 dans le Constantinois, milite très jeune au sein du Parti du peuple algérien (PPA), avant de rejoindre l’Organisation spéciale (OS) dont il devient l’un des cadres. Au lendemain du déclenchement de la guerre, en 1954, il est l’adjoint de Larbi Ben M’Hidi, chef de l’Oranais (zone V), qui lui en laisse le commandement en 1956. En charge des liaisons et communications au niveau national […], il va mettre en place, en toute indépendance, les services de renseignement de l’Armée de libération nationale (ALN) ».

Dans ce cadre, il créé la première école d’officiers de renseignements, destinés à être formés dans le domaine des transmissions, où comme le précise Saphia Arezki, « les jeunes sont soumis à une stricte discipline pour préserver l’opacité du réseau qu’il a constitué, opacité qui marquera profondément l’État algérien ».

Combattants algériens de l’ALN (Armée de libération nationale), branche armée du Front de libération nationale (FLN), le mouvement indépendantiste algérien. © AFP

En septembre 1958, avec l’émergence du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), les premiers services de renseignement militaire algérien voient officiellement le jour, d’abord sous l’appellation de MLGC (Ministère des Liaisons générales et des Communications), et à partir de 1960 de MALG (ministère de l’Armement et des Liaisons générales), bien connu pendant la guerre, dont les membres, estimés à 1 500 cadres, seront surnommés « les Malgaches » ou les « Boussouf boys ». En plus de leur opacité, ces services disposent depuis leur création d’une très large autonomie qui restera une spécificité des services algériens.

La redoutable SM traque les ennemis du peuple

À l’indépendance, Abdelhafid Boussouf est mis à l’écart. Le MALG devient en 1962 la SM (la Sécurité militaire) sous la direction de Abdallah Khalef, plus connu sous son nom de guerre de Kasdi Merbah, un ancien chef du MALG, formé à l’école des officiers du renseignement de Boussouf et à l’école du KGB à Moscou. Le nouveau service de renseignement, composé principalement d’anciens « Malgaches » recrutés par le colonel Houari Boumédiène (chef de l’État algérien de 1965 à 1978), est directement rattaché à la présidence bien que structurellement dépendant du ministère de la Défense.

Les membres du SM, qui sont des civils avec un statut militaire, sont totalement dévoués à Boumédiène qui leur donne en retour une grande autonomie et leur garantit une certaine forme d’impunité. Leur mission : traquer les ennemis du peuple, à savoir les contre-révolutionnaires dans l’idéologie de l’époque. Pour Saphia Arezki, « la SM est une véritable police politique qui a plusieurs assassinats politiques à son actif, parmi lesquels deux des chefs historiques du Front de libération nationale (FLN) : Mohamed Khider, assassiné à Madrid en 1967, et Krim Belkacem, retrouvé étranglé dans une chambre d’hôtel à Francfort en 1970 ».

Ahmed Ben Bella discute avec Houari Boumédiène, colonel de l’Armée de libération nationale (ALN), au Stade municipal d’Alger, le 10 septembre 1962. © © AFP/Fernand Parizot

Mais en en décembre 1978, Boumédiène meurt prématurément. Kasdi Merbah, qui a monté des dossiers sur toutes les personnalités politiques et militaires du régime, aurait joué un rôle important voire déterminant dans le choix de Chadli Bendjedid comme successeur à la présidence. D’après certains témoins, cités par Saphia Arezki dans son ouvrage, Kasdi Merbah « aurait menacé les éventuels opposants à son « choix » de rendre publics des dossiers gênants les concernant ». Jugé probablement trop dangereux, il sera finalement évincé de la direction de la SM quelques mois plus tard. Le président Chadli Bendjedid fera nommer d’autres directeurs, la SM perdra progressivement son autonomie et deviendra une direction parmi d’autres qui sera même finalement scindée en deux services.

En octobre 1988, des émeutes qui n’avaient pas été prévues par les services de sécurité provoquent une réorganisation du système qui remet les deux directions restantes ensemble et les placent sous la tutelle du ministère de la Défense. C’est alors la fin de la SM et la naissance du tout-puissant Département du renseignement et de la sécurité, le DRS, à la tête de laquelle est nommé le 4 septembre 1990 Mohamed Mediene, dit « Toufik », surnommé « Rab Dzaïr », le « dieu de l’Algérie ».

Toufik, le tout-puissant

La biographie de Toufik est entourée de mystères. Né en 1939 dans l’Est algérien, il aurait grandi à Alger et aurait rejoint au milieu de la guerre d’indépendance les rangs de l’Armée de libération nationale (ALN). Rapidement recruté par le MALG, il aurait suivi une formation d’artilleur en Jordanie, puis à Moscou au KGB. Probablement agent dans la SM, il est affecté un temps dans la 2e région militaire, commandée par le futur président Chadli Bendjedid. Au lendemain des émeutes d’octobre 1988, il prend la tête de la DCSA. Il est nommé deux ans plus tard patron du DRS, poste qu’il occupera jusqu’en septembre 2015.

Pour Saphia Arezki, « l’absence de présidence forte à même de contrôler le DRS, a vraisemblablement laissé à ce dernier une grande marge de manœuvre dans son développement et a donné à son chef un pouvoir considérable… Durant un quart de siècle, ce chef tout-puissant, dont pendant longtemps une seule photographie a circulé, va façonner cette superstructure sécuritaire à son image, au point que pour beaucoup d’observateurs il s’agissait de sa créature qui ne pourrait lui survivre… La création du DRS et l’autonomie dont il a pu jouir ensuite, sont vraisemblablement le fruit d’une conjoncture spécifique : un air de fin de règne du côté de la présidence, la montée de l’islamisme et du terrorisme au sein de la société qui fera dire à un journaliste algérien spécialiste de la question que « le DRS n’a été, in fine, qu’une anomalie organique imposée par l’urgence de ce début des années 1990 qui annonçaient le chaos, la guerre et le sang » (Meddi, 2016) ».

Opération de la brigade antiterroriste dans un quartier populaire d’Alger, en Algérie, en septembre 1993. © Nacerdine ZEBAR/Gamma-Rapho via Getty Images

Le DRS, véritable État dans l’État

L’Algérie, qui fut un des pôles du courant « progressiste », dont la diplomatie fut très active à l’international sur tous les fronts de la lutte anticoloniale, opère dans les années 1980 un repli sur ses intérêts nationaux. Avec les années 1990, la guerre civile concentre tous ses efforts et le DRS devient, dans ce contexte, le principal instrument de l’État dans la lutte contre le terrorisme. La lutte est implacable, tous les coups sont permis et les méthodes sont souvent expéditives (disparitions forcées, torture…).

Pour mener cette guerre contre le terrorisme comme l’explique Saphia Arezki, « plusieurs organismes sont créés en son sein à l’image du Centre principal militaire d’investigation (CPMI) de Ben Aknoun, à la sinistre réputation, en raison des nombreuses exactions qui s’y seraient déroulées et à la tête duquel se trouvait le général Tartag, que l’on retrouvera quinze ans plus tard. Ou encore du Commandement de coordination de la lutte contre l’activité subversive (CCLAS) qui coordonne plusieurs forces de sécurité émanant tant du DRS que de l’ANP, monté par le défunt général Mohamed Lamari, fervent partisan de l’interruption du processus électoral en janvier 1992 et éradicateur convaincu ».

En 2001, le général Toufik effectue un voyage aux Etats-Unis quelques jours avant le 11-Septembre pour prévenir les Américains de l’imminence d’un attentat de grande ampleur. Quelques heures après les attentats, seuls deux avions seront autorisés à décoller, celui de la famille royale saoudienne et celui qui ramenait Toufik à Alger. De même, le DRS préviendra la DGSE le 6 janvier 2015 de l’imminence d’une importante opération terroriste en France. Vingt-quatre heures plus tard, le siège de l’hebdomadaire Charlie Hebdo était attaqué. La même année 2015, en octobre, le DRS transmet une note à la DGSE l’informant d’un fort risque d’attentats terroristes dans la région parisienne au niveau de « centres abritant des grands rassemblements de foules ». Le 13 novembre 2015, se produit l’attaque au théâtre du Bataclan à Paris.

Sur le plan intérieur, hormis des actions comme l’opération « mains propres » pour lutter contre la corruption au sein la compagnie nationale du pétrole, qui impliquera des hauts responsables de la Sonatrach et le ministre de l’Énergie et des Mines, Chakib Khelil, le DRS est pointé du doigt par beaucoup pour de nombreuses affaires sales. Mais il a toujours disposé d’une totale autonomie et d’un grand pouvoir qui lui a donné toute sa puissance. Pour Saphia Arezki, « le DRS, véritable État dans l’État, était devenu l’un des pôles incontournables du pouvoir algérien, dont le centre névralgique est parfois bien difficile à situer tant le secret est l’un de ses piliers depuis sa création ».

Le limogeage du général Toufik, chef des renseignements militaires dont aucune photo récente ne circule, fait la Une des journaux algériens (ici le quotidien «Ennahar», dimanche 13 septembre 2015). © AFP/Farouk Batiche

La fin du régime et de la toute-puissance des services

Lorsqu’Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir en 1999, il trouve face à lui une superstructure de renseignement puissante et indépendante, dont il cherchera constamment à diminuer l’autonomie pour en reprendre le contrôle. À partir de 2013, des restructurations visant à démanteler progressivement le DRS sont réalisées. Certains services sont dissous, d’autres passent aux mains de l’armée. L’attaque en 2013 du complexe gazier de Tigentourine et la gestion de la crise, qui aboutit à la mort d’une trentaine d’otages, attise les divisions et les luttes internes entre la présidence, l’armée et les services. En septembre 2015, le président Abdelaziz Bouteflika fait remplacer Toufik par son numéro deux, le général Athmane Tartag et le DRS est démantelé fin janvier 2016.

Sous la pression de la rue, Abdelaziz Bouteflika est contraint de démissionner le 2 avril 2019. Son départ marque-t-il la fin d’un régime et d’un modèle politique où, historiquement, les services secrets ont toujours joué l’une des principales partitions ?

Photo du président algérien Abdelaziz Bouteflika (à gauche) et du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah. © Eric FEFERBERG, Farouk Batiche / AFP

Depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, l’une des principales mesures prises par le général Ahmed Gaïd Salah a consisté à faire arrêter le frère de l’ex-chef d’État, Saïd Bouteflika, et les deux grandes figures des renseignements, le général Mohamed Médiene dit « Toufik » et le général Athmane Tartag pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État ». Affirmant ainsi en façade l’autorité de l’armée sur l’entourage de l’ancien président et sur ses services de renseignements.

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