En Libye, les forces loyales au gouvernement de Fayez el-Sarraj basé à Tripoli ont lancé une contre-offensive pour répondre à l’avancée des troupes du maréchal Haftar. Au moment où la Maison Blanche révèle l’existence d’un entretien téléphonique entre Donald Trump et le maréchal Haftar, le représentant spécial de l’ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, se dit inquiet par les divisions extrêmes qui se sont encore illustrées, jeudi dernier, au Conseil de sécurité.
Marie-Pierre Olphand : Quelle a été votre réaction quand vous avez appris qu’il y avait des contacts directs entre le président américain et le maréchal Haftar ?
Ghassan Salamé : Je n’étais pas tout à fait surpris parce ce que nous étions au courant qu’il y avait eu auparavant des contacts avec son conseiller de sécurité nationale et que d’autres contacts avaient eu lieu au niveau du contre-terrorisme entre les organes qui s’occupent de cela aux États-Unis et monsieur Haftar.
Donald Trump dit partager avec le maréchal Haftar une vision commune pour un avenir démocratique pour la Libye, est-ce difficile à entendre pour vous ?
Je ne veux pas porter de jugement en tant que représentant des Nations unies en Libye.
Cet appui des États-Unis au maréchal Haftar va-t-il compliquer le travail de l’ONU ?
Ce qui complique le travail de l’ONU, c’est la division extrême au sein du Conseil de sécurité. J’étais dans une séance fermée il y a deux jours (jeudi soir exactement) j’ai poussé tant que j’ai pu, et c’est mon rôle, pour un cessez-le-feu ou au moins une trêve humanitaire, pour une résolution en ce sens et j’ai découvert un Conseil de sécurité très divisé qui limitait grandement les possibilités du secrétaire général de l’ONU et de son représentant sur place d’avancer vers un cessez-le-feu ou un retour à la table des négociations. Les États-Unis ne voulaient pas du projet anglais, la Russie non plus et peut-être pas pour les mêmes raisons, il y avait les trois pays africains présents qui voulaient que l’Union africaine soit citée. En somme, un Conseil de sécurité qui allait dans tous les sens et cela m’inquiète au plus haut point. La division de la communauté internationale, à supposer qu’elle existe, m’inquiète autant que les combats sur le terrain. Il faut quand même dire que la présidence allemande a fait tout ce qu’elle a pu pour m’aider, elle a poussé dans le sens d’une trêve humanitaire, mais la plupart des pays présents n’en voulaient pas.
Quelle est la position de la France, on sait que le gouvernement Sarraj l’accuse de soutenir le maréchal Haftar, quel jeu joue-t-elle à l’ONU ?
À l’ONU, la France dit soutenir le secrétaire général et son représentant. J’ai vu quelques éléments dans ce sens-là, mais je dois avouer que sur le terrain, il peut y avoir autre chose. Moi, je ne peux que me contenter de ce que l’on me dit, je n’ai pas les moyens de voir ce qui se passe sur le terrain. Il est vrai que le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Tripoli est en colère contre la France, il doit avoir ses raisons. Vous savez, les Nations unies n’ont pas de service de renseignement pour surveiller les uns et les autres et, en ce qui me concerne, je retiens que la France soutient l’activité des Nations unies en Libye. Je crois que la plupart des pays sur l’affaire libyenne ne sont pas entièrement transparents.
Au vu de ces soutiens ouverts au maréchal Haftar à l’international, Fayez el-Sarraj paraît de plus en plus isolé. Est-il encore l’homme sur lequel l’ONU peut s’appuyer ?
Jusqu’à ce qu’il y ait une autre résolution des Nations unies, je ne peux que travailler avec lui. Il y a une résolution des Nations unies qui m’invite à le considérer comme le gouvernement légitime du pays. Cette résolution, je dois l’appliquer. Cela ne nous a pas empêchés en tant que mission en Libye d’ouvrir un bureau à Benghazi, de tenter d’ouvrir un bureau à Sebha dans le Sud et d’entrer en contact avec toutes les forces politiques du pays.
Faudrait-il une résolution pour que le maréchal Haftar soit inclus, joue officiellement un rôle ?
Pour le moment, le Conseil de sécurité est incapable de se résoudre à décider d’un cessez-le-feu, même pas d’une trêve humanitaire. Il est improbable à l’heure actuelle qu’il chamboule entièrement l’ordonnancement politique.
Est-ce à cause de ces divisions que la communauté internationale ne se met pas d’accord pour protéger Tripoli, alors qu’elle l’avait fait en 2011 pour sauver Benghazi ?
C’est ce que les gens nous demandent, c’est ce que j’ai plaidé auprès du Conseil de sécurité avant-hier avec beaucoup de force et d’arguments, mais il faut savoir que l’ordre mondial qui existait en 2011 n’existe plus en 2019. Le système international a changé radicalement.
La sortie de l’impasse va-t-elle dépendre, plus qu’hier, des soutiens à l’international du maréchal Haftar ?
Ce sont d’abord les Libyens qui vont dicter la suite et les Libyens sont divisés aussi, il n’y a pas que le Conseil de sécurité. Il y a des Libyens qui soutiennent le maréchal Haftar, il y a des Libyens qui sont sortis par milliers hier soir pour manifester contre lui dans les rues de Tripoli. Ce que nous avons tenté de faire pendant les dix-huit mois que j’ai passés dans ce pays, c’est de rapprocher les positions des uns et des autres, c’est d’organiser des rencontres que ce soit au niveau local ou à un niveau beaucoup plus supérieur, notamment entre messieurs Haftar et Sarraj, mais également au niveau des municipalités, au niveau des villes… et d’organiser cette fameuse conférence nationale qui devait se tenir le 14 avril, c’est-à-dire dix jours après le début de l’attaque de monsieur Haftar sur Tripoli. Nous avons tenté précisément d’éviter ce qui est arrivé. Aujourd’hui, je dois constater que les Libyens sont très polarisés et bien plus que ce que l’on dit à l’extérieur et que le Conseil de sécurité lui-même est divisé, ce qui fait que deux négations ne font pas une nation.
Une conférence nationale peut-elle encore avoir lieu ?
Elle devra avoir lieu un jour, même si les combats durent indéfiniment, il faudra à la fin une solution politique. Il peut y avoir des changements dans le rapport de force militaire, mais à la fin, il y a toujours une solution politique. Et la conférence nationale était une solution politique. Pour le moment, elle est mise entre parenthèses, je l’avoue, mais cela ne veut pas dire que c’était une mauvaise idée.
Êtes-vous découragé ?
La situation m’attriste parce que cela est très difficile aux yeux des Libyens que je représente, cette communauté internationale, donc, c’est un défi de plus pour moi que de leur expliquer comment je peux représenter une communauté internationale aussi divisée.
Pensez-vous parfois à jeter l’éponge ?
Pas pour le moment.