Jennifer O’Mahony, journaliste (pour BBC)
Récit de la journaliste Jennifer O’Mahony
Il y a un an, le président français Emmanuel Macron a décrit l’Afrique comme « le continent de l’avenir », un continent qui peut être aussi la réponse face au déclin de la langue française dans le monde, selon la journaliste.
Lorsque Dakar se lève chaque matin, la première escale de la majorité de Sénégalais est la boulangerie. Objectif : une délicieuse et croustillante baguette.
Tout en bavardant au téléphone, le Dakarois peut alors faire une halte pour avoir un peu d’argent liquide auprès des franchises locales de la Société Générale ou de BNP Paribas, ou se rendre directement dans un supermarché Auchan, Carrefour et Casino.
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Au premier abord, la France semble toujours avoir une emprise sur ces anciennes colonies : les grandes entreprises de l’Hexagone sont omniprésentes dans des pays comme le Sénégal et son influence politique reste importante.
En raison de l’histoire coloniale, le français demeure la langue officielle du Sénégal, ainsi que celle de 19 autres pays d’Afrique.
Mais quand ce même chasseur de baguettes sénégalais s’exprime, en disant qu’il va à l’ »essencerie » ou à la »dibiterie », cela devient plus intéressant.
La touche africaine s’invite désormais dans la langue de Molière.
Taux de natalité élevés
Il y a aujourd’hui 300 millions de francophones dans le monde, soit près de 10 % de plus qu’en 2014.
Selon une enquête récente, 44 % d’entre eux vivent en Afrique subsaharienne.
D’ici 2050, 85 % des francophones pourraient vivre sur le continent, d’après l’estimation d’une organisation qui suit les statistiques en rapport avec la langue française.
Les professeurs et les linguistes affirment que ce phénomène est dû à un taux de natalité élevé dans les pays africains francophones et, dans une certaine mesure, aux personnes qui apprennent le français dans les régions anglophones et lusophones.
« La pratique du français se développe sur le continent africain. C’est une réalité liée à la démographie et à des pays en Afrique de l’Ouest, entourés de voisins francophones qui veulent apprendre la langue « , confirme Céline Desbos, directrice des cours de français au centre culturel de l’Institut français à Dakar.
Mais le français, rattrapé par la réalité, est plutôt une deuxième ou troisième langue pour la plupart de ses locuteurs en Afrique, renforçant son rôle de langue auxiliaire plutôt que celui de langue maternelle.
En mars dernier, le ministère français de la Culture a annoncé le lancement d’un nouveau dictionnaire numérique francophone, utilisant une » approche collective » des mots issus de tout le monde francophone.
Dans chaque pays africain où il est parlé, le français est mixé avec des expressions locales, créant un vocabulaire novateur et riche. Le français sur le continent marque sa différence avec le français parlé dans L’Hexagone.
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Le français à la sauce africaine en cinq phrases clés :
- Wesh ? – est de l’argot utilisé en France qui veut dire « quoi de neuf ? ». Ce mot trouve ses racines dans le dialecte algérien;
- Je suis enjaillé(e) de toi – est une expression utilisée en Côte d’Ivoire qui veut dire « Je t’aime vraiment ». « Enjailler » est du nouchi, l’argot ivoirien. Certains disent que cela vient de l’anglais « enjoy »;
- Deuxième bureau – une expression utilisée en RDC, qui signifie « maîtresse »;
- Je wanda – signifie » je me pose des questions », » c’est pas possible » ou » je n’y crois pas « , une expression populaire au Cameroun. Même le nom d’un magazine à potins a emprunté la formule inspirée du mot anglais » to wonder « . Un reflet de l’utilisation de l’anglais, du français et du pidgin par le pays.
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En Côte d’Ivoire, le nouchi emprunte beaucoup au français et à plusieurs autres langues pour créer un argot de rue qui s’est imposé lentement dans des cercles plus privilégiés.
En 2013, le président ivoirien Alassane Ouattara n’a pas hésité à dire à l’ancien chef d’état sénégalais Abdou Diouf :
» Président, nous sommes enjaillés de toi » ( »président nous t’aimons vraiment » en nouchi).
Des organisations comme la Francophonie, un groupe de 88 États et gouvernements francophones, souhaitent encourager l’enseignement du français aux côtés des langues locales, tout en favorisant l’adoption de nouveaux mots.
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Par exemple, dans les écoles sénégalaises, le wolof -la langue locale- est de plus en plus mélangé au français.
L’ OIF (l’organisation internationale de la Francophonie) assure la formation et le soutien des enseignants qui sont parfois confrontés aux rigueurs de la langue de Marcel Proust.
« Les enfants apprennent à lire, à écrire et à compter dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle « , explique Francine Quéméner, spécialiste de programme à la direction « Langue française, culture et diversités » au sein de l’OIF.
« Souvent, les enseignants ont aussi des problèmes avec les bases et ne sont pas à l’aise » ajoute-t-elle.
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La perte de vitesse du français -de l’Académie française- au profit d’un mélange plus fluide est un phénomène qui se produit depuis longtemps dans des pays du Moyen-Orient comme le Liban, où l’arabe, l’anglais et le français peuvent souvent être entendus dans la même phrase.
En Afrique, le mouvement s’oriente vers un mix de phrases en français jamais entendues dans l’Hexagone et la montée de mots empruntés aux langues locales.
Pour illustration, en République démocratique du Congo, un « deuxième bureau » n’est pas un lieu de travail supplémentaire mais une maîtresse.
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»Un continent de polyglottes »
Pour de nombreux linguistiques, cette évolution constante remet en question le rôle de certains gardiens les plus sévères de la langue française.
Le plus important est l’Académie française, institution datant du 17ème siècle, basée à Paris. Elle est »chargée de définir la langue française par l’élaboration de son dictionnaire qui fixe l’usage du français ». Mais l’Académie française n’est pas connue pour sa souplesse.
Le 28 février dernier, les Immortels (les membres de l’Académie française) ont reconnu pour la première fois, la féminisation des noms de métiers et de fonctions. Une femme ministre peut désormais être appelée « la ministre », plutôt que « madame le ministre ».
Pourtant, de nombreux Français utilisent « la ministre » depuis des années. Mme Quéméner a averti que l’Académie risquait de ne plus être aussi pertinente si elle n’arrivait pas à suivre la tendance.
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Les adolescents français n’ont pas attendu les Immortels pour adopter des expressions nord-africaines issues des banlieues. Ils n’hésitent pas à saluer par un « wesh ? » (Quoi de neuf ?) et d’exprimer leur amour pour quelque chose ou quelqu’un avec « je kiffe », de « kif », un mot arabe lié au plaisir et… au cannabis.
D’autres mots remontent beaucoup plus loin, comme « bled », un mot algérien pour village ou ville natale, qui a été adopté à l’époque coloniale par les soldats français.
Au-delà d’un nouveau vocabulaire qui est en train d’éclore dans la langue française, l’utilisation de l’arabe, de l’anglais et du mandarin augmente en Afrique francophone, afin de maximiser les possibilités d’études et d’emploi à l’étranger. Le français a le vent en poupe, mais sur un continent de polyglottes.
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Entre-temps, des pays francophones comme le Rwanda ont élevé l’anglais au rang de langue officielle et l’utilise désormais comme langue d’enseignement dans les écoles.
Le Gabon envisage également d’ajouter l’anglais à sa liste de langues officielles.
« En général, le continent africain est un continent très plurilingue, non seulement parce que vous avez de nombreuses langues, mais aussi parce que les gens parlent traditionnellement de nombreuses langues « , explique Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie et directeur de l’Institut des études africaines de l’Université Columbia.
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Malgré tout, la France reste toujours attractive. En 2016-2017, 25 % des étudiants étrangers inscrits dans les universités françaises venaient d’Afrique du Nord et 22 % d’Afrique subsaharienne.
Ils apportent avec eux un bagage linguistique qui façonnera certainement le français de demain.
« Les gens pensent que le français n’est que la langue de la France, et ce n’est plus vrai. Nous devons changer cette image », confirme Céline Mme Desbos.