Considéré comme laboratoire de l’idéologie nationaliste, le mouvement des coopératives est devenu un souci majeur pour l’administration coloniale belge. Vers la fin des années 1950, l’autonomie économique ne suffisait pas, Rwagasore et ses fidèles voulaient l’indépendance politique à tout prix.
Après ses études en Belgique, le prince Louis Rwagasore rentre au Burundi fin 1956. À cette époque, même avant, les étrangers gardaient le monopole dans toutes les transactions commerciales. C’est dans cette perspective que Rwagasore créa la Coopérative des Commerçants du Burundi (CCB) agréée en juin 1957. Il la dirigera en même temps que la Coopérative des Consommateurs et Commerçants du Ruanda-Urundi (CCRU) créée en mars 1955. Au départ, ces deux coopératives avaient une orientation économique tournée vers les Africains pour qu’ils concurrencent le commerce des étrangers. Des fois, les prix de leurs produits étaient plus intéressants. À Bujumbura, leurs magasins importants se trouvaient à Buyenzi et Bwiza.
La création des coopératives était une marche vers l’autonomie économique des Burundais. Nsavyimana Déo, Docteur en Histoire et enseignant à l’Université du Burundi précise : « Pendant l’époque coloniale, le commerce était exclusivement dans les mains des étrangers. Rwagasore en était conscient et voulait que ça change ».
Ces groupes d’intérêt, et Rwagasore même, ont connu un succès incroyable. Du coup, les autorités tutélaires commencent à s’en inquiéter. L’évolution des coopératives populaires dérangeait l’administration qui se voyait quasi-incapable de stopper les effets indépendantistes en ébullition.
Les machines de guerre politique
« Instrument d’autonomisation économique et outil de mobilisation politique, les coopératives Rwagasore ont très vite été considérées par l’administration belge comme de véritables machines de guerre dressées contre le pouvoir colonial. Notamment, la collusion de la population rurale avec les Swahilis, un groupe jugé subversif et abusivement considéré comme étranger, inquiétait les autorités tutélaires », écrit Christine Deslaurier, historienne française dans son livre Paroles et écrits de Louis Rwagasore (p.27).
Deslaurier développe les raisons de ces inquiétudes liées à l’évolution des coopératives dans sa thèse de doctorat de 2002 : Un monde politique en mutation : le Burundi à la veille de l’indépendance (±1956-1961) à partir de la page 380.
Selon l’historienne, dans les coopératives Rwagasore, il y avait des paysans inoffensifs vis-à-vis des colonisateurs, mais aussi une autre catégorie considérée comme subversive, les Swahilis et plus généralement les musulmans. Or, les Swahilis étaient parmi les premiers et les plus grands contributeurs des coopératives.
La deuxième inquiétude des autorités tutélaires, était Rwagasore lui-même. En deux ans après le début de ses activités coopératives, il s’offre une grande popularité dans des milieux musulmans surtout à Buyenzi. Il devient un intermédiaire important entre ceux-ci et le monde rural. Ce rapprochement inquiétait fort les colonisateurs. Comme fils du roi, son charisme était inégalable auprès de tous les Burundais. Il deviendra même un symbole de l’unité du Burundi. Son influence se développe parallèlement à celle de l’administration.
Un autre souci est lié au développement des coopératives hors du cadre administratif. Les autorités ne pouvaient pas savoir le sens des discussions et les messages diffusés. Les coopératives Rwagasore étaient des réseaux de discussion qui dépassaient le simple cadre de réflexion économique. Dans la plupart des cas, les participants mettaient en cause l’exploitation coloniale.
Le déclin
Au début de l’année 1958, les coopératives connaissent des difficultés financières jusqu’à ce qu’elles s’endettent énormément. Rwagasore et ses alliés contractèrent des emprunts ici et là pour réarmer les machines de guerre. Parfois, l’administration se présente comme une barrière contre les capitaux étrangers. Elle avait l’ambition d’affaiblir les coopératives. Rwagasore l’accusait d’être à l’origine de l’échec de ces dernières.
Toujours en 1958, la situation financière de ces associations demeure catastrophique. Pour remédier à cela, la CCRU est liquidée et agrégée à l’ Union Coopérative du Burundi (UCOBU) par l’ordonnance numéro 221/142 signé par Scheyven, le résident du Burundi le 12 juin 1958.
Au mois de septembre suivant, elle change de nom pour devenir la Coopérative Indigène de Consommation (COPICO). La CCB continue difficilement à vivoter.
De l’économie à la militance politique
En 1959, la libéralisation complète du droit d’association entraîna les nationaux dans le multipartisme et facilita le passage des « coopérateurs » vers le militantisme politique.
« Au départ créées sur des bases économiques et commerciales, la CCRU et la CCB, comme d’ailleurs la plupart des coopératives autochtones nées dans les régimes coloniaux proches de la fin, étaient devenues à force de discussions et de réflexions sur les mécanismes de l’exploitation coloniale et étrangère des centres de discours nationalistes dans lesquels s’élaborait progressivement une idéologie de l’émancipation très puissante », lit-on dans Un monde politique en mutation : le Burundi à la veille de l’indépendance (p.388).
Les liens forts entre le nationalisme et le mouvement des coopératives étaient visibles. Même la toute première réunion officielle du parti UPRONA (Union pour le progrès national) se tient à Muramvya dans les enceintes de la CCB. Et les premiers militants de l’UPRONA étaient probablement les coopérateurs.
Le mouvement des coopératives a été donc un laboratoire de l’indépendance et des idées nationalistes parce que l’idée qui les sous-tendait était que la colonisation belge était et serait toujours le handicap à l’évolution du Burundi.