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Berlinale 2022: avec «Father’s Day», Kivu Ruhorahoza interroge la paternité absente au Rwanda

« Father’s Day » ne parle pas de la fête des pères, mais de la place de la paternité et du rôle des pères dans un Rwanda toujours meurtri par le génocide. « Je voulais faire un film 100 % made in Rwanda », affirme Kivu Ruhorahoza, né en 1982 à Kigali. Entretien avec le réalisateur rwandais après la première mondiale du seul film africain en compétition dans la section « Encounters » de la Berlinale 2022.

RFI : Comment s’est imposée l’idée de faire un film sur les pères au Rwanda ?

Kivu Ruhorahoza : Au Rwanda, il y a beaucoup de discussions sur les questions de la masculinité, la paternité, le rôle des pères dans la société. Depuis 1994, depuis le génocide perpétré contre les Tutsis, nous nous sommes retrouvés avec une vraie crise de l’homme. Nous avons eu un million de morts, essentiellement tués par des hommes. Ces hommes ont fui le pays ou sont allés en prison. Du coup, nous nous sommes retrouvés avec un vide, un vide concernant la paternité. Et ce qui a été vacant a dû être pris par les femmes.

Aujourd’hui, 27 ans après le génocide, on se trouve avec des conséquences pas toujours évidentes, mais qui viennent directement de cette tragédie nationale. À la radio, sur les réseaux sociaux, très utilisés au Rwanda, on entend souvent des débats enflammés sur la question : qui est père ? Quel est le rôle du père ? Qui peut ou veut jouer le rôle du père ? À partir de ces éléments disparates, j’ai écrit un scénario sur la figure du père, en utilisant essentiellement trois personnages : un qui n’a pas voulu être père. Un autre qui est un père incompétent. Encore un autre étant un père avec un passé mystérieux.

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Yves Kiyana dans « Father’s Day”, réalisé par Kivu Ruhorahoza (Rwanda) et présenté à la Berlinale 2022. © Iyugi Productions

Que signifie pour vous aujourd’hui tourner un film au Rwanda sur ce passé qui reste présent ?

Ce n’est pas un film sur le passé. Au contraire, c’est un film sur le présent, sur le quotidien des Rwandais aujourd’hui. Mais ce passé traumatisant reste toujours en filigrane, c’est toujours un arrière-plan. C’est comme une musique de fond qui n’est pas perturbante aujourd’hui, mais qui nous rappelle nos difficultés et nos traumatismes qui trouvent leurs origines dans un passé pas très lointain. Je n’ai pas voulu être didactique avec notre passé qui s’invite souvent dans nos actions et nos relations actuelles, mais c’est beaucoup plus un film sur le présent et les jeunes d’aujourd’hui au Rwanda.

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C’est un film tourné pendant l’épidémie de Covid, mais ce n’est pas un film sur l’époque du coronavirus. L’un des protagonistes du film nous rappelle que le Rwanda doit faire face à un autre virus qui gangrène la société.

Je voulais faire un film sur la paternité, surtout sur la paternité absente. Dans le film, le personnage de Zaninka parle de ce « virus » qui ronge les familles. Dans son cas, il s’agit d’un homme qui a refusé d’être père. Aujourd’hui, le patriarcat impose aux hommes ou met une pression sur les hommes de seulement accepter la paternité quand elle est biologique. Alors que, avec tous ces orphelins et tous ces personnages vulnérables, s’il y a une société où il y avait des occasions abondantes de jouer le rôle de père, c’était bien le Rwanda.

C’est l’un des défis collectifs du Rwanda, puisque le patriarcat était à l’origine de nombreuses tragédies dans la région. Parfois, les mêmes hommes se sentent incomplets s’ils n’ont pas eu « leur » fils biologique. Mais quand je parle de la paternité, je parle forcément aussi de la maternité. Au Rwanda, une femme est toujours censée avoir un enfant. Partout où elle va, on lui demande : comment vont les enfants ? Pour Zaninka, qui a perdu son enfant, c’est une pression permanente, alors qu’elle est en crise avec un mari qui a refusé d’être père.

Mediatrice Kayitesi dans « Father’s Day”, réalisé par Kivu Ruhorahoza (Rwanda) et présenté à la Berlinale 2022. © Iyugi Productions

Ce père travaille très dur et aujourd’hui le fils en question est décédé lors d’un accident. Un autre père galère dans la rue, obligé de voler pour survivre. Il est obsédé par l’idée d’endurcir son fils pour le préparer à une vie très difficile. Le troisième père est très malade et attend une transplantation, mais sa fille refuse de donner une partie de son poumon à ce père qui a toujours passé sous silence son rôle pendant le génocide.

C’est un père d’un certain âge. Il était forcément là pendant les nombreux épisodes qui nous ont amenés à la grande tragédie de 1994. C’est un passé avec lequel il faut composer. Il faut savoir passer à autre chose. Elle ne doit peut-être pas tuer – symboliquement – le père, mais le laisser mourir et faire sa vie. Au Rwanda, nous vivons dans une société où il y a beaucoup de personnes qui sont passées par la case prison avec des peines de vingt ans. Après, il faut construire la société, aussi avec des gens avec un passé plus que trouble. D’autres n’ont jamais été en prison, faute de preuves suffisamment établies. Ce genre de père est très présent dans notre société.

Et puis il y a de jeunes pères, nés entre 1992 et 2000, à une époque chaotique pour le Rwanda. Il y a des hommes nés dans la rue et qui ont eu après eux-mêmes des enfants. Et ils vivent toujours ou à moitié dans la rue. Ils sont tous les jours dans la débrouille. Et l’épidémie de Covid les a encore plus vulnérabilisés. Il faut être dur pour se sortir de cette misère. Ce père pense qu’être un homme, c’est d’être très dur. Le troisième père a refusé d’être père, parce qu’il n’était pas le père biologique de l’enfant. Pour certains hommes, c’est comme une castration d’avoir une femme avec un enfant d’une précédente relation. Au lieu d’accepter de vivre dans une société qui aurait dû faire encore plus d’adoptions formelles – même s’il y en a eu déjà beaucoup.

Mediatrice Kayitesi et Aline Amike dans « Father’s Day”, réalisé par Kivu Ruhorahoza (Rwanda) et présenté à la Berlinale 2022. © Iyugi Productions

Father’s Day est aussi le portrait de deux femmes à la recherche d’indépendance. La nouvelle paternité que vous cherchez passe-t-elle par les femmes ?

Les femmes sont omniprésentes dans la société rwandaise. Elles ont un vrai rôle dans la société. Dans mes précédents films, je n’étais pas content avec les rôles que j’avais écrits pour les femmes. Aujourd’hui, les deux rôles de femme dans le film sont de deux générations différentes, mais ces femmes se sont retrouvées pour naviguer ensemble dans leurs peines et leurs désarrois. C’est une histoire d’amitié entre une grande sœur et une petite sœur qui n’étaient pas censées à se rencontrer. Je voulais faire un portrait sincère, sans de grands discours sur les femmes dans la société rwandaise. Je voulais faire quelque chose d’authentique et d’assez ordinaire.

Vous avez tourné Father’s Day en kinyarwanda, la langue locale, et de façon très réaliste, voire naturaliste, avec des plans de paysages, de forêts, de fleuve, etc. Est-ce un film que vous avez fait d’abord pour être vu par les Rwandais au Rwanda ?

Absolument. C’est un film que nous souhaitons absolument montrer au Rwanda. J’ai choisi des acteurs rwandais qui travaillent souvent dans des séries télé ou sur YouTube. Je voulais voir ces stars locales sur grand écran. C’est un film, une histoire pour les Rwandais. Les dialogues n’ont pas été écrits en anglais pour être traduits en kinyarwanda, comme nous le faisons malheureusement souvent. La plupart des cinéastes africains le font, pour demander des fonds étrangers pour la coproduction. Je voulais avoir un film le plus authentique possible. Et cela veut dire de s’éloigner le plus possible des sources d’aliénation. Donc, comment écrit-on ? Pour qui écrit-on ? Je voulais faire un film 100 % made in Rwanda.

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