Alors que Facebook est habituellement utilisé pour poster des nouvelles et des clichés de la vie quotidienne, les Tunisiens, eux, en ont fait une arène politique de premier plan. Citoyens et hommes politiques y débattent et s’y écharpent à longueur de journée. C’est d’ailleurs par un simple post Facebook que le président Kaïs Saïed a notifié la prolongation du gel de l’Assemblée à ses concitoyens.
De notre correspondante à Tunis,
C’est une discipline que les Tunisiens pratiquent à haute dose et qui n’a pas son pareil pour assurer le tonus de leurs dix doigts. De façon compulsive, ils sont nombreux à y partager leurs avis, analyses ou encore coups de gueule politiques.
Rym El Ghid Souid, dentiste de profession, est une adepte de cette pratique. « Il m’arrive parfois de poster un statut toutes les heures depuis le 25 juillet. C’est compulsif effectivement, admet-elle. Lors de la révolution, au début, on était euphoriques parce qu’on a cru vraiment qu’il y allait avoir du changement. Puis on a vu notre pays retomber dans les mêmes travers qu’avant et l’envie de faire ou de dire des choses s’est un petit peu estompée. Cette envie revient aujourd’hui parce que ce qu’il se passe dans le pays n’est pas anodin. L’espoir renaît. »
Rym fait partie de ces Tunisiens qui estiment qu’en gelant l’Assemblée, le président Kaïs Saïed a débarrassé la Tunisie d’une classe politique corrompue et n’œuvrant qu’à son maintien au pouvoir. Des prises de position tranchées qui lui valent de fréquents accrochages avec des internautes en désaccord avec son analyse.
Des débats, des traits d’esprit et des engueulades virtuellesArène virtuelle, Facebook prend aussi souvent les allures de ring de boxe en Tunisie, tant les échanges autour du pays peuvent s’envenimer rapidement. « Les gens versent dans le passionnel et parfois même dans le discours haineux et ça m’inquiète un peu. Le débat n’est pas du tout apaisé. Je pense que ce qui attise un peu les sentiments, c’est cette attente. L’attente devient longue. On ne comprend pas pourquoi ça prend autant de temps », explique Rym.
À ce jour, les Tunisiens attendent toujours d’en savoir plus sur la « feuille de route » de leur président. Pour combler le vide, les débats, supputations et autres accrochages vont bon train. Des altercations virtuelles agrémentées de traits d’esprit souvent très bien sentis tant Facebook est aussi devenu le lieu par excellence où s’exerce le « tanbir », cet humour à la frontière du cynisme dont raffolent les Tunisiens. Les mèmes et autres détournements satiriques y pullulent, permettant de détendre une atmosphère parfois pesante tant le futur est incertain.
Régnant en maître sur le pays depuis qu’il s’est arrogé des pouvoirs exceptionnels le 25 juillet, Kaïs Saïed communique lui aussi avec ses concitoyens via la page Facebook officielle de la présidence. Lui qui se refuse à donner des interviews goûte forcément peu l’interactivité. La probabilité de le voir faire un direct en tee-shirt sur Tik-Tok, à l’image de son homologue français Emmanuel Macron, relève de la science-fiction. Carthage se contente donc de relayer les activités du président sur Facebook.
C’est d’ailleurs sur ce réseau, par un post lapidaire, que la prolongation du gel du Parlement a été annoncée dans la nuit du lundi 23 au mardi 24 août 2021. Un choix qui répond à une double logique selon Kerim Bouzouita, spécialiste de la communication politique :« La première règle de la communication politique, c’est de s’adresser au public-cible à travers le canal qu’utilise ce public en question. Or le public-cible de Kaïs Saïed ce sont les citoyens Tunisiens qui ont des habitudes de consommation politique sur Facebook, donc il n’a fait que se caler sur les habitudes d’information et de consommation de sa cible. Par ailleurs, Kaïs Saïed ne croit pas dans les corps intermédiaires. C’est un adepte de la gouvernance directe – « open gov » – donc tout ce qui est intermédiaire entre lui et le « peuple », il s’en passe tout simplement. »
Des élus qui font le show pour les réseaux sociaux
Avant que le gel de l’Assemblée ne soit décrété, la course au buzz avait, semble-t-il, stimulé la créativité de certains élus tunisiens lancés dans une course aux « likes » qui finira par leur coûter très cher. Au Parlement, on a ainsi vu des députés en sit-in nocturne – « sleep-in » diront certains – enveloppés dans des couettes. On y a aussi aperçu Abir Moussi, députée du Parti destourien libre, casque de moto sur la tête afin de signifier les menaces présumées qui pesaient sur son intégrité physique.
Puis, le spectacle a rapidement viré à la tragi-comédie quand, armés de smartphones, des élus de bords politiques opposés se sont livrés à des affrontements verbaux, et parfois même physiques, d’une grande violence. Le tout évidemment retransmis en direct sur les réseaux sociaux, faisant prendre au Parlement les allures d’une grande émission de téléréalité aux péripéties plus rocambolesques les unes que les autres.
Pour Kerim Bouzouita, ce spectacle « outrancier » était clairement calculé. « Certains députés ont joué avec le feu, celui des algorithmes de Facebook. À un certain moment, Facebook a favorisé le clash politique, la politique-spectacle, le sensationnel et donc les députés tunisiens se sont engouffrés là-dedans. Ils ont voulu augmenter leur visibilité et accaparer l’espace public. »
De quoi susciter la colère des Tunisiens dont la patience a fini par s’éroder en même temps que leur pouvoir d’achat. Cette vue des élus du peuple se donnant en spectacle sur la toile a pu hâter, par ailleurs, la décision de Kaïs Saïed de geler l’Assemblée. « Ce phénomène a favorisé l’émergence de l’homme providentiel dans la figure de Kaïs Saïed. On peut dire que le Parlement s’est tout simplement suicidé », estime Kerim Bouzouita.
Alors que la Tunisie s’achemine, selon certains observateurs, vers une possible révision de la Constitution, voire un changement de régime politique, il y a fort à parier que les claviers des Tunisiens ne vont pas refroidir de si tôt…
Des Tunisiens ultra-connectés
On estime à 7 650 000 le nombre de comptes Facebook dans le pays pour une population de 11,69 millions d’habitants, soit un taux de pénétration de 66%. À titre de comparaison, il est de 59% en France.