Ce 30 juin, l’Afrique du Sud commémore l’abolition officielle, il y a trente ans, de l’ensemble des lois ségrégationnistes mises en place par le régime raciste lors de sa prise de pouvoir en 1948. Le triomphe de la démocratie multipartite est le résultat de la lutte menée par les militants politiques, mais aussi par des intellectuels et des écrivains. Retour avec l’écrivain Ivan Vladislavic sur la résistance des intellectuels contre l’apartheid.
RFI : Edward Said a qualifié de « primordial » le rôle joué par les intellectuels dans les moments de crise sociale et politique. Est-ce que ce prisme s’applique à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud ?
Ivan Vladislavic (1) : La réponse est « oui » car les intellectuels, les écrivains et les artistes ont joué un rôle de premier plan dans le combat contre l’apartheid. Ils ont surtout sensibilisé l’opinion publique à l’aspect immoral de la ségrégation des races. On a vu dès les premières années de la mise en place du régime d’apartheid, des hommes et des femmes issus des différents secteurs de la société sud-africaine s’élever contre ce système inique. Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui d’Alan Paton, écrivain blanc anglophone. Ce romancier qui a connu son heure de gloire avec Pleure, ô mon pays bien-aimé paru en 1946, a créé dans les années 1950 le parti libéral et a participé activement au combat politique contre l’apartheid. Alan Paton a inspiré Nadine Gordimer dans son combat contre l’apartheid.
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Parmi les noirs sud-africains, il y a eu, dès avant l’émergence de Mandela, des figures historiques comme John Dube ou encore Magema Fuze, qui ont défié le projet colonial et ségrégationnistes dont les premières lois réglementant les relations entre les races datent de 1910. John Dube, connu comme éducateur, fonda en 1912 le South African Native National Congress, prédécesseur du Congrès national africain (ANC). Figure oubliée du panthéon intellectuel noir, Magema Fuze appartenait, pour sa part, à la première génération de convertis au christianisme. Il s’était réinventé comme intellectuel, en se situant au carrefour de la tradition et de la modernité. Des voix se sont élevées également au sein même de la société civile afrikaner. L’histoire la plus marquante est celle de Bram Fischer, avocat qui a défendu Nelson Mandela et ses co-accusés au procès de Rivonia en 1964, avant d’être lui-même accusé par la justice de conspiration en vue de sabotage. Il mourut en prison.
L’historiographie de la lutte anti-apartheid se souvient aussi du pasteur Beyers Naude, leader religieux de l’Eglise réformée hollandaise qui, après les émeutes de Soweto, prit ses distances par rapport au nationalisme afrikaner. Fischer comme Naude s’étaient engagés dans le combat contre l’apartheid car ils étaient animés par des principes moraux. Ils ont défié leurs communautés d’origine, qui les traitaient de « traîtres », afin de rester fidèles à leurs convictions.
Paradoxalement, les intellectuels avaient été à l’origine du nationalisme afrikaner…
En effet, le rapport Sauer dans lequel les Afrikaners du Parti national ont puisé leurs idées et doctrines en arrivant au pouvoir, avait été rédigé par un groupe d’intellectuels ultra-nationalistes, composé d’hommes politiques, de leaders religieux et de journalistes. Les rapporteurs appelaient à une institutionnalisation systématique de la ségrégation. Il faut dire que la plupart de ces intellectuels avaient été éduqués en Allemagne et l’ossature du gouvernement afrikaner était formée par des sympathisants nazis. L’histoire sud-africaine n’était pas étrangère à cette radicalisation des esprits. La guerre des Boers et la création en 1910 de l’Union sud-africaine sous le diktat de la Grande-Bretagne avaient été vécues comme des humiliations par les Afrikaners et avait accentué l’antagonisme entre les anglophones et les Afrikaners. Ces derniers s’inquiétaient pour la survie de leur langue et leur identité. Portés au pouvoir en 1948 par une vague de populisme, ils vont pouvoir prendre leur revanche et mettre en place une politique de discrimination raciale touchant tous les domaines et cristallisant des siècles de racisme.
Quel rôle les écrivains sud-africains ont-ils joué dans le mouvement de contestation de l’apartheid ?
Je dirais un rôle primordial d’éveilleur de consciences. Dans les années 1950-60, on assiste à la montée d’une véritable littérature de combat sous la plume des écrivains blancs et noirs. Les auteurs ont pour noms Nadine Gordimer – qu’on ne présente plus -, mais aussi Peter Abrahams et Ez’kia Mphalele dont les recueils de nouvelles parus dès les années 1940, marquent les vrais débuts de la littérature de fiction noire sud-africaine. Ces écrivains ont pour souci de témoigner des conséquences morales et humaines de l’apartheid. Leurs récits soulignent la capacité des gens ordinaires à résister, à demeurer humains même sous les pires dictatures. On parle de littérature de témoignage et de contestation, qui atteint son apogée avec la production littéraire des écrivains de langue afrikaans, dont les plus connus ont pour noms André Brink et Breyten Breytenbach. Ce duo fait partie du mouvement désigné sous le nom de « sestigers » (ceux des années soixante). Les « sestigers » s’étaient donné pour tâche de renouveler la littérature de langue afrikaans, qui était encore profondément marquée par les techniques et les thématiques du XIXe siècle.
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Influencées par la littérature européenne moderne et postmoderne, leurs productions brisent les tabous et les conventions de la société afrikaner. Elles se veulent expérimentales, mais se caractérisent surtout, comme on le voit dans les œuvres de Brink et de Breytenbach, par leur contestation véhémente des principes moraux et politiques de l’apartheid. Le premier roman d’André Brink, Kennis van die Aand (Au plus noir de la nuit), paru à Johannesburg en 1973, met en scène une histoire d’amour entre un métis et une Blanche, alors que les lois de la ségrégation interdisent les rapports sexuels interraciaux. Le roman sera qualifié de pornographique et censuré en Afrique du Sud, comme le seront par la suite les œuvres de Breytenbach, révélant les tensions grandissantes entre le régime et l’intelligentsia sud-africaine.
Quel impact ces tensions ont-elles eu sur la vie intellectuelle sous l’apartheid ?
Un impact désastreux, d’autant que la prise de parole par les intellectuels a toujours été compliquée dans un pays aussi divers que l’Afrique du Sud, fragmenté ethniquement et linguistiquement. Les intellectuels sud-africains parlent à leurs communautés d’origine et rarement à l’ensemble de la nation. Sous l’apartheid, avec des ouvrages régulièrement censurés, des contestataires jetés en prison pour un oui pour un non, des générations d’écrivains noirs forcés de partir en exil afin d’éviter la prison, il a été impossible pour l’élite intellectuelle d’entamer une conversation significative avec son public. Toutes les lignes de communication étaient surveillées, strictement contrôlées par le pouvoir. La surveillance s’est renforcée avec la montée de la tension sociale et politique dès le début des années 1970 lorsque le pays connaît une multiplication de grèves, qui sont brutalement réprimées par le régime. En réaction, le mouvement militant de la Conscience noire qui prônait le sentiment d’une identité noire, a gagné du terrain, surtout parmi la jeunesse. Les conditions étaient réunies pour une explosion révolutionnaire dans les townships. C’est dans ces circonstances que naquirent les maisons d’édition alternatives comme les Ravana Press, qui donnèrent la parole aux critiques du régime, les invitant à exprimer librement leurs colères et leurs visions.
En quoi consistaient ces visions ?
Il s’agissait d’appels à la révolution, à la guerre totale, mais pas que. Ce qui était important, c’était que ces différentes visions puissent s’exprimer. Lorsqu’en 1976 les enfants de Soweto ont manifesté dans la rue refusant l’afrikaans comme langue d’enseignement, leurs manifestations furent réprimées brutalement par la police, faisant des centaines de tués et des milliers de blessés. Les voix qui s’élèvent alors contre ces répressions meurtrières trouvèrent une tribune dans le magazine Staffrider, lancé en 1977 par les Ravan Press. Ravan était une maison d’édition progressiste, fondée en 1972, sous l’impulsion du Christian Institute, afin de publier initialement des rapports universitaires sur l’état de la société sud-africaine sous l’apartheid. Des textes consacrés à l’histoire des mouvements sociaux en Afrique du Sud, présentés d’un point de vue populaire et progressiste, pour ne pas dire marxiste, constituent une part importante des publications des éditions Ravan. En créant Staffrider dont le nom renvoie aux jeunes noirs qui risquaient leur vie en voyageant sur les toits des trains, les éditeurs de Ravan voulaient recueillir la production littéraire des townships stimulée par les événements de Soweto. Le magazine deviendra un véritable creuset littéraire au sein duquel ont émergé de nouvelles voix d’écrivains et de poètes noirs, comme celles de Miriam Tlali, Sipho Sepamla, Mtutuzeli Matshoba, Achmat Dangor… Sans oublier l’immense Njabulo Ndebele, auteur d’un essai séminal publié dans les pages de Staffrider redéfinissant l’engagement littéraire. On peut dire qu’en appelant les écrivains à ne pas se contenter de se livrer à une description spectaculaire des injustices pour embrasser la réalité de leur société dans toute sa complexité, Ndebele a créé les conditions pour une vie intellectuelle et artistique pacifiée dans une Afrique du Sud post-apartheid.
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(1) Ivan Vladislavic a à son actif une œuvre riche d’une dizaine de titres, presque tous traduits par les éditions suisses Zoé. Distance (2019), son dernier roman a été traduit de l’anglais par Georges Lory, aux éditions Zoé.