Alors que l’historien français Benjamin Stora vient de remettre au président Emmanuel Macron son rapport sur les questions mémorielles concernant la colonisation et la guerre d’Algérie, la communauté des historiens et archivistes dénonce les entraves croissantes dans l’accès aux archives sensibles. Un texte sur la protection du secret de la défense nationale cristallise la polémique. Un recours vient d’être déposé devant le Conseil d’État.
L’accès aux archives est « une condition indispensable pour répondre à l’appel du président de la République, répété à plusieurs reprises, d’un débat sur le passé colonial de notre pays ». En pleine réflexion sur la réconciliation des mémoires algérienne et française, la communauté des historiens et archivistes rappelle un principe simple : la reconnaissance de la vérité, axe affiché de la politique mémorielle macronienne, nécessite un accès aux sources.
C’est pour garantir cet accès que plusieurs collectifs regroupant chercheurs, archivistes, citoyens ont déposé devant le Conseil d’État français un recours, vendredi 15 janvier 2021. Ils dénoncent l’illégalité de l’IGI 1300, un texte dont l’application entrave actuellement les travaux de recherche sur la période 1934-1970.
L’IGI 1300 est une « Instruction générale interministérielle », un texte établi par les services du Premier ministre qui définit les règles concernant la « protection du secret de la Défense nationale ». La dernière version de cette IGI, publiée au Journal officiel en novembre dernier, indique dès son introduction l’objectif : « Mieux classifier pour mieux protéger », « La présente instruction vise à renforcer la rigueur avec laquelle il est fait recours au secret de la défense nationale, selon un principe de stricte nécessité », précise le document.
Cette IGI ne concerne pas que la question des archives, mais elle a des implications directes sur le travail des historiens. Elle crée même de nouvelles entraves alors que la loi prévoit la communicabilité des archives touchant au secret de la défense nationale au bout de cinquante ans. Concrètement, explique l’historienne Raphaëlle Branche, spécialiste des violences en période coloniale, quand un citoyen veut accéder à un document considéré secret défense, « il doit d’abord faire une demande de « déclassification ». Cela veut dire que l’administration regarde une nouvelle fois les documents pour vérifier si elle est d’accord pour les communiquer. »
Raphaëlle Branche, historienne et spécialiste des violences en période coloniale
Cette procédure peut durer des mois, voire plus, paralysant ainsi de nombreux travaux de recherche. « Plus grave encore, ajoute Raphaëlle Branche, les services de l’administration peuvent refuser l’accès au document demandé ». Les critères d’acceptation ou de refus des demandes n’ont pas été énumérés. « Cela conduit à des situations absurdes, commente Pierre Mansat, président de l’association Josette et Maurice Audin*. Des documents qui ont été vus par des historiens ne sont aujourd’hui plus accessibles. » « Ces restrictions de l’accès aux archives représentent une atteinte très grave à la démocratie », poursuit Pierre Mansat. « Ce qui est en jeu, c’est quelque chose de fondamental, c’est la possibilité d’accéder aux archives pour écrire l’histoire, pour que les citoyens soient informés des actes pris en leur nom par l’État. »
Pierre Mansat, président de l’association Josette et Maurice Audin
Le recours qui vient d’être déposé est soutenu par des historiens de renom comme Annette Wieviorka, Robert Paxton et Antoine Prost. Il a aussi l’appui d’organisations comme le collectif Secret défense, un enjeu démocratique, qui essaie de faire la lumière sur 16 affaires (dont l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon de RFI) pour lesquelles l’accès aux archives est important. « Le 15 novembre 2020, explique le collectif dans un communiqué, un nouvel arrêté concernant l’accès aux archives était publié. Loin d’ouvrir cet accès, il a au contraire confirmé, voire amplifié, le verrouillage des archives classifiées instauré par une instruction interministérielle de 2011 (appelée IGI 1300) en opposition avec l’esprit de la loi de 2008 qui voulait les ouvrir. »
Une instruction interministérielle au-dessus de la loi ?
Cet argument légal est au cœur de l’argumentaire contre l’IGI 1300 dans sa version actuelle : un texte réglementaire ne peut être en contradiction avec la loi, puisqu’il est censé lui être inférieur. Selon la loi de 2008, les documents publics « dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique » sont communicables passés un délai de 50 ans, tant qu’ils ne portent pas atteinte à la sécurité de personnes désignées ou identifiables (les délais pouvant alors s’allonger à 75 ou 100 ans). Or, en imposant cette procédure de « déclassification », l’IGI crée de nouvelles conditions d’accès.
L’autre problème est politique. Le durcissement de l’accès aux archives entre en contradiction avec les déclarations de plusieurs présidents français. Notamment celles de l’actuel chef de l’État, qui a fait de la réconciliation des mémoires, notamment avec l’Algérie, l’un des chantiers de sa présidence. Lors de la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin, Emmanuel Macron avait annoncé, en septembre 2018, l’ouverture de toutes les archives d’État relatives aux disparus de la guerre d’Algérie.
Dans le rapport sur les questions mémorielles qu’il vient de présenter à Emmanuel Macron, l’historien Benjamin Stora avance une recommandation sur cette question. Le comité de pilotage du groupe de travail franco-algérien sur les archives pourrait « demander l’application stricte de la loi sur le patrimoine de 2008 en France. Concrètement, il s’agit de revenir dans les plus brefs délais à la pratique consistant en une déclassification des documents « Secrets » déjà archivés antérieurs à 1970. »
L’Élysée cherche pour l’instant à justifier le bien-fondé des dispositions de l’IGI 1300 tout en affirmant la nécessité d’une solution plus satisfaisante pour les historiens. « Ce n’est pas l’instruction générale qui interdit l’accès aux archives, c’est le Code pénal, soutient une source proche du dossier à la présidence de la République. Le document est un texte d’application qui doit faire la synthèse du Code du Patrimoine et du Code pénal. C’est cette synthèse qui n’est pas satisfaisante et qui doit être mieux travaillée. Ce travail est fait aujourd’hui par les services du Premier ministre. »
« Sur les archives, poursuit cette source, il y a eu jusqu’ici une pratique qui n’était pas conforme au droit de la protection du secret et qui n’était pas homogène en fonction des services et dans le temps. Il est vrai que le SGDSN, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale a fait un rappel au droit assez vigoureux… Ce rappel a trouvé une traduction dans les administrations. C’est-à-dire qu’on est revenu à une pratique stricte du droit de la protection du secret. Et ça, c’est perçu comme un recul, ce que nous comprenons très bien. »
Reste que le débat sur la contradiction entre l’IGI 1300 et la loi n’est pas neuf. Et que le durcissement de l’année 2020 s’est donc fait en dépit des mises en garde des experts. Lors d’un séminaire de décembre 2018, le spécialiste du droit de la sécurité et de la défense Bertrand Warusfel pointait déjà une « dérive de l’interprétation des textes » dans la mise en place du système de « double verrou » prévu par l’IGI 1300. « Il me semble, expliquait alors l’universitaire, que ce système de double verrou n’est pas conforme à la logique de la loi puisque le Code du Patrimoine dit bien que les archives publiques sont communicables de plein droit après un délai de 50, 75 ou 100 ans. Pour moi, de plein droit, cela veut dire sans aucune autre condition. »
Les adversaires de l’IGI 1300 s’inquiètent de l’existence de freins puissants. « Ça n’est qu’une hypothèse, note Pierre Mansat, mais l’hypothèse est que des cercles politiques, militaires et du renseignement ne souhaitent pas qu’un certain nombre d’éléments concernant notre histoire soient connus, analysés et compris par les historiens ».
* L’association Josette et Maurice Audin, créée en 2004, lutte pour la vérité sur l’assassinat du jeune mathématicien communiste en Algérie en 1957 par des militaires français et plus généralement pour que la clarté soit faite sur tous les disparus de la guerre d’Algérie et les crimes de l’armée coloniale, notamment l’utilisation de la torture.