Poète, romancier, parolier, éditorialiste, animateur d’ateliers d’écriture, Lyonel Trouillot est une figure incontournable de la vie littéraire haïtienne. Il a à son actif une œuvre puissante et poétique, qui puise son miel dans les tragédies et les grandes espérances du petit peuple haïtien. L’écrivain vient de publier aux éditions Actes Sud son nouveau roman, « Antoine des Gommiers », dans les pages duquel s’entremêlent légendes, lyrisme et drames.
« J’ai toujours écrit. Dans la petite légende familiale, il se dit que je me mettais sous ce qu’on appelle chez nous « la remise » dans l’habitat haïtien et que je racontais des histoires imaginées à des êtres imaginaires. Je n’en ai aucun souvenir. En revanche, j’ai le souvenir d’avoir écrit des choses que je prenais pour des poèmes ou même des contes ou d’autres formes de textes courts dans des cahiers, très tôt, dès l’âge au moins de dix ans », se souvient Lyonel Trouillot.
Depuis la publication de son premier roman en 1989, Lyonel Trouillot s’est rapidement imposé comme l’une des voix littéraires les plus importantes d’Haïti. Romancier mais aussi poète, l’écrivain a aujourd’hui une œuvre riche, composée de romans, de recueils de poésie en français et en créole haïtien, de chroniques. S’inscrivant dans la lignée de la grande tradition littéraire haïtienne dont il se proclame héritier, Trouillot met en scène, dans ses proses comme dans ses poésies, les réalités douloureuses de son pays, sans exotisme ni complaisance.
Intellectuel engagé de longue date dans le mouvement citoyen de résistance contre la dictature et la refondation d’Haïti, l’homme est également éditorialiste dans de nombreuses revues et animateur d’ateliers d’écriture où se forgent les nouvelles générations d’auteurs haïtiens. Malgré cette activité débordante, à laquelle il faut ajouter les cours de littérature qu’il dispense à l’université de Port-au-Prince, Lyonel Trouillot rate rarement ses promenades quotidiennes dans les quartiers populaires de la capitale. C’est au cours de ces virées matinales qu’il puise son inspiration pour ses romans toujours en prise avec le réel. « Je n’ai pas d’imagination, aime-t-il dire. Je me contente de témoigner des laideurs du monde qui m’entoure.»
Le goût de l’écriture
Né à Port-au-Prince en 1956, dans une famille de juges et d’avocats, Lyonel Trouillot n’était pas destiné à la carrière des lettres. Il a fait des études de droit dans le but un jour de pouvoir marcher dans les pas de son père, bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de la capitale. Chemin faisant, la passion pour la littérature et l’écriture a eu raison du barreau, même si l’intéressé se défend aujourd’hui, avec véhémence, de faire une carrière littéraire. « La littérature n’est pas ma seule entrée dans la vie de la société et du monde », aime-t-il affirmer.
Le goût de l’écriture est venu au contact des classiques de la littérature haïtienne dont regorgeaient la bibliothèque familiale. L’écrivain se souvient d’une adolescence studieuse, nourrie de lectures de romans et de recueils poétiques sous la plume de Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis, René Depestre et Georges Castera, des auteurs phares du panthéon haïtien. « Nous avons la chance d’avoir, c’est vrai, se réjouit le romancier, de grands textes dans la tradition haïtienne. J’ai eu la chance d’avoir ces textes à lire. Quand j’étais jeune, je voulais écrire comme Alexis parce qu’il m’a semblé qu’il rendait la complexité du réel. Roumain est un écrivain que j’aime beaucoup, mais le réalisme d’Alexis me semble plus large. Et aussi, il a cette façon de concilier et de donner à lire en même temps le réel et la perception du réel, ce qui m’a toujours interpelé. »
Si l’écrivain militant Jacques Stephen Alexis, auteur de Compère Général Soleil reste un repère idéologique important dans la vie ardente de Lyonel Trouillot, ce dernier se souvient aussi de sa rencontre, à l’âge de 20 ans, avec l’immense poète haïtien René Philoctète, qui publia toute son œuvre à compte d’auteur et influença des générations de poètes. Pour le jeune Trouillot aussi, ce fut une rencontre décisive, qui pesa sur sa formation d’écrivain en devenir, cherchant son langage poétique et sa voix.
Saisir des instants du monde
Entré en littérature en publiant de la poésie en créole, non pas par choix politique mais parce que « cela venait naturellement comme ça », Lyonel Trouillot est aujourd’hui connu avant tout comme romancier. Découvert en France en 1998 à la faveur de la publication par les éditions Actes Sud de son roman Rue des Pas-perdus, il fascine par sa langue torrentielle, par son art d’écriture qui emprunte autant à la verve du conteur qu’à l’économie du récit moderniste où la linéarité de l’intrigue a cédé le pas à l’éparpillement thématique, à la polyphonie, à l’hétérogénéité et au décentrement. Tout son art de romancier consiste à « saisir des instants du monde comme une caméra baladeuse en se tenant résolument dans le hors champ », comme l’intéressé l’a décrit dans son livre théorique, Objectif : l’autre.
L’écrivain a aujourd’hui à son actif une vingtaine de romans, dont les plus réussis ont pour titres Thérèse en mille morceaux (2000), Bicentenaire (2004), Yanvalou pour Charlie (2009), ou encore La Belle amour humaine (2011). Travaillé par la question des rapports de force dans une société fondée sur l’exclusion et l’exploitation, le romancier a construit patiemment, de livre en livre, une épopée bigarrée et dense, peuplée de toutes les voix d’Haïti. Ces voix puisées dans le nu de la vie haïtienne, témoignent, interrogent, implorent, crient leur douleur, se souviennent. Venues des marges, ces voix désespérées mais jamais défaites, on les retrouve dans les pages d’Antoine des Gommiers, le nouveau roman de Trouillot où le récit vogue entre légendes, lyrisme et drames.
Figure surgie du passé populaire haïtien, Antoine des Gommiers fut un devin, un mystique, un oracle salvateur, dont la légende a survécu à sa disparition il y a des décennies. Le roman raconte la vie de deux frères, lointains descendants du héros éponyme, qui puisent dans la mémoire de cet ancêtre fabuleux les ressources pour faire face aux tourments du quotidien. « Antoine des Gommiers a vraiment existé, affirme l’auteur. Il a une réputation bien assise dans l’imaginaire haïtien. Maintenant moi, j’ai voulu revisiter cette légende pour voir si on peut produire du sens et qu’est-ce qu’Antoine des Gommiers tel qu’il fut et tel qu’on le réinvente peut nous dire de la condition humaine. La légende d’Antoine des Gommiers peut être vue des positions totalement différentes. On peut la voir comme une perte de temps, mais on peut se dire aussi que pour supporter cette condition matérielle et pour rester humain malgré cette condition matérielle et éventuellement pour pouvoir la changer un jour on a besoin de légendes. »
Partagé entre la description réaliste d’une île dansant au bord de l’abîme et des évocations poétiques, ce nouveau roman sous la plume de Lyonel Trouillot peaufine le sillon que l’écrivain creuse depuis plus de trois décennies. À travers l’allégorie de la pythie des Gommiers que les Haïtiens tentent de ressusciter, le livre revient sur la quête identitaire de tout un peuple, thème obsédant au cœur de la fiction du maître conteur de Port au Prince
Antoine des Gommiers, par Lyonel Trouillot. Actes Sud, 208 pages, 18 euros.