Parmi les musiques issues du continent africain depuis les indépendances, le makossa occupe une place singulière, à laquelle Manu Dibango n’est pas étranger puisqu’il lui a apporté une exposition internationale phénoménale. Mais derrière le baobab imposant, de talentueux musiciens et chanteurs ont donné ses lettres de noblesse à ce répertoire camerounais depuis plus d’un demi-siècle. Premier épisode d’une série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.
Le coup de projecteur a été aussi soudain que puissant : à la faveur d’un concours de circonstances des plus fortuits, le makossa a gagné tout à coup une visibilité inespérée en 1972 lorsque la face B d’un 45 tours de Manu Dibango est devenue un tube aux États-Unis puis à l’échelle de la planète. Mais l’histoire de ce courant musical camerounais a débuté bien avant Soul Makossa et sa tournerie entêtante.
Si sa naissance officieuse ou plutôt sa période de gestation est souvent située à la fin des années 1950 dans la région de Douala, l’industrie locale du disque, et en particulier la mise en route du label Africambiance consacré à la musique camerounaise, permet d’obtenir des précisions plus formelles.
L’une des toutes premières mentions du terme « makossa » sur un vinyle remonte à la période 1966-67. Elle figure sur un 45 tours d’Epée Mbendé Richard accompagné par l’orchestre Uvocot Jazz (pour Union des voix côtières). On la retrouve aussi pour qualifier une autre chanson sur le 33 tours Le Cameroun danse, paru en 1967.
La même année, en France, signe que les sons voyagent rapidement, Dansons le makossa est interprété par Stella Felix. Que la chanteuse martiniquaise soit au fait de ce qui se passe de nouveau en Afrique n’est pas si inattendu : elle se produit avec l’orchestre antillais dirigé à Paris par Barel Coppet, dont le frère saxophoniste met alors ses compétences au service de plusieurs pays africains.
Tradition et influences extérieures
Sur le plan musical, le makossa possède « un substrat rythmique traditionnel qui a servi de rampe de lancement à la construction de son identité », souligne Jean-Maurice Noah dans son ouvrage Le Makossa, une musique africaine moderne paru en 2010.
L’ethnomusicologue cite l’assiko, le bolobo et l’essewe. Des « dynamiques extérieures » s’y ajoutent, selon lui : le merengue domenico-haïtien, très en vogue à cette époque-là en Afrique de l’Ouest tout comme la rumba congolaise, le high life mais aussi les chants des églises chrétiennes. Il se distingue surtout par son jeu de guitare en arpèges, qui lui confère une couleur particulière – un trait de caractère qu’a su mettre en valeur Francis Bebey, l’un des artistes majeurs du pays.
Autour de Nelle Eyoum, considéré comme le père fondateur du makossa, une première génération se fait connaître de ses compatriotes dans ce registre acoustique : Eboa Lotin, roi des cantiques, Epée Mbande Richard, Guillaume Mouelle ou encore Ebanda Manfred.
Dans ces années post-indépendance, les artistes expriment une forme d’insouciance. « Sur fond d’hégémonie du makossa, la musique camerounaise se voue exclusivement au divertissement des masses dans un ‘îlot de stabilité et de prospérité’ où la bière coule à flots. Ville portuaire et aéroportuaire, truffée de formations musicales, Douala donne culturellement le ton au reste du pays », peut-on lire dans l’analyse Musique et politique au Cameroun : chronique d’une stérilisation larvée publiée en 2004 dans la revue Enjeu.
« Se mêler de politique, c’est jouer avec le feu, et personne ne tient à se brûler. L’autocensure est en marche ». Lapiro de Mbanga sera l’un des seuls, dans l’histoire du makossa, à se positionner sur ce créneau dangereux, et à en faire les frais en passant quelques années derrière les barreaux. En attendant, le football, lui, est une source d’inspiration intarissable pour les pionniers du makossa : Leopard Oki loue les Léopard de Douala, Munyenge mwa dooh dooh supporte l’Oryx Club, Munyenge mwa ngando rend hommage à l’équipe des Caimans…
Soul Makossa, le tube international
La vague Soul Makossa qui déferle en 1972 change la donne. En termes de statut, d’abord. De local, le makossa devient global. La chanson phare du saxophoniste est reprise par des artistes des États-Unis, d’Afrique du Sud, du Nigeria, d’Espagne, de Turquie, de Colombie, d’Argentine, du Nicaragua, du Venezuela, du Brésil…
Sans doute, l’Amérique du Sud avait-elle été particulièrement réceptive au fait que son auteur ait participé à la tournée du Fania All Stars, groupe star de la musique latine avec Johnny Pacheco, Ray Baretto et Celia Cruz. En Jamaïque aussi, les versions reggae se multiplient dès 1973 avec Jablonski, Byron Lee, Brent Dowe… (bien avant donc que le géant camerounais enregistre son propre Reggae Makossa à Kingston !).
En juin 1973, l’hebdomadaire américain de référence Billboard avait même consacré un article au phénomène : Le hit Soul Makossa ralenti par les reprises.
Sur le fond, le changement se fait aussi sentir, dans l’orchestration, les arrangements qui s’enrichissent ; le makossa n’est pas imperméable à ce qui se passe dans les studios occidentaux à cette époque : la flûte et les violons du Theme From Shaft d’Isaac Hayes ont semé des graines chez Jean Dikoto Mandengue (Songo a esele), bassiste de Claude François durant sept ans, ou encore chez Eko Roosevelt (Kilimandjaro my Home). Pour Ekambi Brillant, l’un des représentants les plus populaires du makossa, le modèle a pour nom James Brown.
Le duo incontournable, Toto Guillaume et Aladji Touré
Cette montée en puissance et en compétences des acteurs ne concerne malheureusement pas les équipements locaux ni l’industrie musicale. La conséquence ? Plus qu’une simple délocalisation de la production.
À partir du milieu des années 1970, le vaisseau makossa est commandé depuis Paris où les musiciens allongent leurs séjours. Ceux qui s’y installent sont de plus en plus nombreux. Une partie d’entre eux est même surnommée « L’équipe nationale du makossa ». Toto Guillaume et Aladji Touré en sont les incontestables leaders.
Ces deux-là, respectivement guitariste-chanteur et bassiste, vont mettre la main à plus d’une centaine d’albums en une décennie, avec leurs instruments mais surtout en tant qu’arrangeurs. Autant dire que leur rôle est prépondérant à cette époque. Ils sont incontournables, aussi bien pour les « anciens » (Eboa Lotin, Nelle Eyoum…) que pour ceux dont le talent est prêt à éclore : Moni Bilé, Douleur, Dina Bell… mais aussi la Béninoise Angélique Kidjo pour ses débuts discographiques !
La féminisation reste toutefois timide : elles sont peu nombreuses à embrayer le pas à Charlotte Mbango ou Bebe Manga, lancée pour sa part depuis la Côte d’Ivoire où elle chantait dans les cabarets avant de s’illustrer avec une reprise d’Amio.
Dans les studios parisiens, les forces camerounaises sont complétées par une « légion étrangère », composée entre autres du Congolais Jerry Malekani, des Français Denis Hekimian qui introduit la batterie électronique et Jean-Claude Naimro, très actif en parallèle de sa participation à Kassav’ – zouk et makossa s’influencent de façon réciproque durant cette époque.
La fin de la collaboration entre les Sly & Robbie camerounais que sont Toto Guillaume et Aladji Touré sonne le glas de la période faste du makossa. Le paysage se remodèle, chacun rebâtit une équipe pour poursuivre ses fonctions durant une partie des années 1990.
La tentation de se rapprocher d’autres courants musicaux au fil du temps se conclut par une forme de dilution du makossa qui peine à résister à ces forces extérieures : après le funk et la disco en passant par le zouk, la musique congolaise a ajouté son empreinte avec Petit Pays, l’un des rares chanteurs à pouvoir se prévaloir encore aujourd’hui d’un succès constant depuis plusieurs décennies.
S’il s’est fait plus discret, le makossa peut compter sur ses légendes pour en entretenir la flamme : Toto Guillaume et Ekambi Brillant viennent de le dépoussiérer durant trois heures sur la scène du Palais des congrès de Yaoundé, le 30 octobre. Et Aladji Touré veille sur le patrimoine discographique à la tête de la Société camerounaise des droits voisins. Pour les plus jeunes, à l’image de Charlotte Dipanda, il fait partie de l’environnement dans lequel ils ont grandi et auquel ils se réfèrent çà et là.
Le constat dépasse d’ailleurs la seule sphère camerounaise, comme en témoigne le projet Chigari initié en 2014 par deux musiciens indiens qui ont invité à leurs côtés le bassiste originaire de Douala Étienne Mbappé, figure du jazz world. Manu Dibango s’en est allé, mais l’esprit du makossa continuera sans nul doute de souffler sur la planète.
La playlist Makossa ! sur YouTube
- Toto Guillaume Eh Oa 1985
- Ekambi Brillant Minya Ma Bobe 1977
- Chingari Bombay Makossa 2018
- Francis bebey Guitar makossa 1992
- Moni Bilé Chagrin d’amour 1984
- Epeé Mbendé Richard & Uvocot Jazz Binyo B’équipe ba africa 1966-67
- Eko roosevelt M’Ongele M’Am 1980
- Charlotte Mbango Konkai Makossa 1994
- Lapiro de Mbanga No Make erreur 1986
- Angélique Kidjo Ninivé 1981
- Douleur Travailleurs immigrés 1988
- Nelle Eyoum & Los Calvinos Na Kwedi Dimune 1968-69
- Jeannot Hens feat. Charlotte Dipanda Cathy 2001
- Petit Pays Eboki 2019
- Bebe manga Ami 1980
- Ebanda Manfred Margot 1980
- Eboa Lotin Munyenge ma ngando 1969
- François Nkotti Makossa (90’s)
- Jean Dikoto Mandengue Songo a esele 1973
- Nairobi Soul Makossa 1982
Par : Bertrand Lavaine