Ingénieur senior en mécanique de l’Université de Stanford, cet expert en design thinking enseigne les vertus de l’Ubuntu, l’humanisme africain, dans la Silicon Valley. Aux entrepreneurs africains, il conseille de s’y connaître en finance et de voir grand.
« Ne m’appelez pas Professeur ! Comme je fais de la recherche, je me réserve le droit d’avoir tort dans 99 % des cas… » Ade Mabogunje, positif et modeste, se décrit volontiers comme une « fourmi ». Il n’en est pas moins l’un des esprits les plus perspicaces qu’il soit donné de rencontrer. Cinq minutes de conversation lui suffisent pour entrevoir les atouts majeurs de son interlocuteur.
Formé à l’Université de Lagos en 1984, il a complété son cursus d’ingénieur mécanique à Stanford, dont il est sorti Docteur en 1997, avant d’y devenir un ponte. Il a travaillé en Afrique, en Inde et en Europe, entre autres pour le groupe pétrolier français Elf et des experts de l’intelligence artificielle du prestigieux Centre de recherche Ames de la NASA, en Californie. Ancien directeur associé du Centre de recherche sur le design (CDR) de Stanford, il a mené toutes sortes de programmes et se trouve aujourd’hui demandé à travers le monde pour des sessions de formation.
Son dada : l’innovation. Ou plus précisément, les ressorts qui permettent à cette dernière d’advenir. Outre le génie individuel, Ade Mabogunje croit fort en l’esprit d’équipe et parle volontiers de ce sentiment d’appartenance collective qui fait la marque de fabrique du continent africain. Le fameux « ubuntu », un mot bantou souvent cité par l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, est ainsi utilisé dans le célèbre dicton : « L’homme n’est un homme qu’à travers les autres hommes. »
L’Ubuntu n’est pas la panacée
« En clair, précise Ade Mabogunje, vous traitez les étrangers comme les membres de votre communauté avec une chaleur sincère. L’Ubuntu vient de petites communautés de chasseurs dont les membres devaient se soucier les uns des autres, pour une question de survie. L’Ubuntu vient toujours avec le droit d’aînesse, la notion de seniors. »
Pour Ade Mabogunje, il s’agit d’un terreau propice aux idées novatrices, mais pas de la panacée. Il l’explique dans des conférences qu’il donne dans la Silicon Valley, pour opposer ce sytème de valeurs à celui du capitalisme industriel, dit de « Plantation ». Comme ce nom l’indique entre les lignes, ce sytème est lié à l’époque de la révolution industrielle, de la traite transatlantique et des empires coloniaux. « Dans la plantation, tout est fait pour que le boss soit content. Le travail représente d’abord un statut et le salaire une faveur. Les loyautés sont concentrées sur la personne du chef. »
Problème : l’époque n’est plus vraiment au leader isolé, ne serait-ce qu’en raison de la complexité du monde et de la masse d’information à traiter chaque jour, estime Ade Mabogunje. « Si vous gérez une communauté qui passe soudainement de 1 à 4 millions de personnes, il y a des chances qu’en tant que patron, vous ayez du mal à appréhender ne serait-ce que cette taille. De plus en plus, nous en venons à la conclusion que nous travaillons mieux en équipe. Le Japon n’avait pas prévu de battre les États-Unis dans la construction automobile. S’il produit de meilleures voitures, c’est parce qu’il travaille mieux sur le plan collectif. »
Examiner les ressorts de la finance et rêver grand
En Afrique, le professeur de Stanford est impressionné par l’innovation qui s’est manifestée dans les arts sur la dernière décennie – ce qui inclut la mode, la musique, le cinéma et la gastronomie. « L’adoption générale des technologies de l’information a été remarquable et montre un certain niveau de flexibilité dans l’adaptation », poursuit-il. Mais lorsqu’on lui demande quel est le principal obstacle à l’innovation sur le continent, sa réponse prend la forme d’un tir nourri. Le premier des cinq grands échecs qu’il identifie est lié au « manque d’imagination dans la finance ». « Les institutions financières clés sont autorisées à emprunter cinq à sept fois le montant de leurs dépôts. Cette marge n’a pas été utilisée pour développer les capacités d’autrui. C’est un échec énorme. »
Second obstacle : les lois ne sont pas adaptées aux normes sociales en vigueur, ce qui pose d’autant plus problème que les sociétés sont hétérogènes et portent plusieurs systèmes de valeurs. Ensuite, les Bourses des valeurs lui semblent trop peu développées pour permettre aux entrepreneurs locaux de lever des fonds. Il existe trop peu de systèmes permettant de rassembler les informations et les données dans le domaine des affaires. Enfin, l’accent est à mettre sur le capital humain à tous les niveaux – santé, éducation, sport, divertissement, médias, etc. –, car la création de richesses en dépend.
Le modèle de la « forêt tropicale »
« Mon conseil : ayez des amis dans la finance et soyez conscients de la structure des systèmes financiers. Dites-vous que vous êtes vous le plus important ! Si vous produisez du café comme le Kenya, pourquoi n’êtes-vous pas propriétaire de Starbucks, pourquoi ne contrôlez-vous pas toute la chaîne en n’en tirez-vous pas les profits ? » Parmi ses livres favoris figure Les mythes du management (1999) de James G. March, mais aussi Money : Vintage Minis de Yuval Noah Harari, Mind in Motion : How Action Shapes Thought de Barbara Tversky et The Achievement Habit : Stop Wishing Start Doing, and Take Command of your Life de Bernard Roth. Ses films préférés sont des documentaires sur la question des finances et du succès, tels que Panic: The Untold Story of the 2008 Financial Crisis (2018), Personal Gold: An Underdog Story (2015), qui retrace le combat de quatre Américaines pour décrocher des médailles d’or en cyclisme, et Something Ventured: Risk, Reward and the Original Venture Capitalists (2011).
Parmi ses lectures favorites, il cite aussi deux de ses amis, Victor Hwang et Greg Horowitt, auteurs américains d’un essai publié en 2012 sur le modèle de la « forêt tropicale » (The Rainforest : The Secret to Building the Next Sillicon Valley) sur le modèle qui a permis l’éclosion de la Silicon Valley, creuset de l’innovation high-tech en Californie. De quoi s’agit-il ? « Un mix entre l’Ubuntu, qui donne de la chaleur humaine mais pas forcément de l’efficacité, et la Plantation, qui donne de l’efficacité avec un système de valeur centré sur le chef. La « forêt tropicale » consiste à casser les règles et à rêver, à ouvrir les portes et écouter, faire confiance, chercher un traitement équitable et non des avantages, expérimenter ensemble, échouer et persister. Ce modèle est le meilleur pour l’innovation, car il vous permet d’être en phase avec des énergies terrestres pour créer. » Utopique ? Pas vraiment, puisque c’est arrivé aux États-Unis à partir des années 1960.
Ade Mabogunje apporte une touche africaine à la pensée autour de l’innovation en Californie et se préoccupe aussi d’apporter les leçons de l’expérience californienne sur le continent, via la formation. Cet expert à l’esprit affûté évolue dans les sphères spécialisées qui sont les siennes, mais mérite largement d’être mieux connu, notamment par les jeunes entrepreneurs africains.