Les électeurs tunisiens sont appelés aux urnes, ce dimanche 15 septembre, lors d’élections anticipées pour élire leur prochain président. L’économie, la justice et les aides sociales ne relèvent pas des prérogatives de Carthage. Mais, de nombreux électeurs estiment que le nouveau chef de l’État devra être en mesure de mettre en place des outils de changement.
La Tunisie fait face à un défi économique de taille. Onze millions et demi d’habitants, un taux de chômage de 15,3% et un taux d’inflation proche des 7%. Une équation d’autant plus complexe que la croissance économique tunisienne est faible selon l’Institut national de la statistique qui chiffre l’augmentation du PIB en volume à 1,1% au premier semestre de cette année par rapport à la même période l’an dernier.
Un tiers des jeunes au chômage
Devant des étals chargés de pastèques, melons et raisins, Ahmed ose la comparaison. Pour ce bientôt trentenaire à la recherche d’un emploi, « les hommes politiques devraient, comme les fruits de saison, savoir se retirer des marchés quand leur temps est passé ; quitte, pourquoi pas, à tenter un retour à la prochaine saison. » Faire émerger de nouveaux visages dans le paysage politique, voilà l’une des motivations de cet ancien étudiant en nouvelles technologies, qui dénonce une classe politique trop installée, trop accrochée. Rejoignant des amis en terrasse pour faire de grands projets, il sonde le groupe autour d’un café, ici on boit des directs et des capucins (une sorte de café au lait). Six sur sept sont inscrits, mais aucun des jeunes hommes n’est sûr de faire le déplacement dimanche jusqu’à l’isoloir. Le désenchantement guette cette jeunesse qui attend les fruits économiques de la révolution dont elle fut un acteur majeur.
Voilà précisément ce qui met en colère monsieur Fahri qui a passé sa vie à enseigner. Pour ce retraité, l’État oublie la jeunesse. « Ces jeunes sont intelligents, mais en Tunisie, nos décideurs sont incapables de leur offrir des perspectives. C’est un crime de délaisser sa jeunesse. Toute cette classe politique devra rendre des comptes pour avoir privilégié ses propres intérêts au détriment de l’avenir du pays. » Et cet habitant de la Goulette, cité portuaire proche de Tunis, de prôner une égalité de traitement sur tout le territoire. Ce qu’il attend du nouveau pouvoir, « mettre fin à la discrimination des régions oubliées, celles qui sont loin des côtes. Et donner la possibilité à tous les habitants, sans distinction, d’accéder à des projets, aux banques, à l’enseignement supérieur. »
Inégalités territoriales persistantes
Le pays est divisé entre les régions côtières, où sont installées les industries touristiques et manufacturières, et les régions intérieures où la population exprime régulièrement son mécontentement d’être oubliée par le pouvoir. Une réalité à laquelle Abdelamid Belaïssa, la cinquantaine, est particulièrement sensible. « Dans les régions du centre et du Sud, la pauvreté saute aux yeux. Pire qu’avant. Pour quatre, cinq, six adultes dans une famille sous un même toit, bien souvent un seul travaille. Et certaines familles n’ont même pas cette chance. » Et l’homme au sourire généreux attend du prochain exécutif qu’il soit « honnête, en phase avec la réalité de ces millions de Tunisiens dans le besoin et qu’il lutte contre la corruption. »
Un pays aux fractures idéologiques, marqué par le conservatisme
Le président défunt Béji Caïd Essebsi a présenté l’an dernier un projet de loi qui visait à instaurer l’égalité homme-femme dans l’héritage. Mais les clivages, les divisions et les voix conservatrices ont eu raison de son ambition. Pour éviter un refus au Parlement, le texte n’a jamais été présenté et l’homme hérite donc toujours du double d’une femme au même degré de parenté. Cet épisode rappelle le poids des traditions, de la religion et du patriarcat au sein de la société civile. Meherzia ne voulait pas hériter autant que ses frères. Cette femme pieuse s’en remet au ciel pour surmonter ses difficultés économiques. Dame de maison, elle s’était arrêtée de travailler après soixante ans, espérant vivre de sa pension de retraite. Une somme insuffisante qui l’a poussée à faire le ménage après plusieurs années de pause. « C’est mon Dieu qui décide que je travaille, ou que je ne travaille pas », soupire-t-elle fataliste. « Si un candidat ou un autre va gagner, c’est toujours mon Dieu qui décide », affirme-t-elle sans cacher sa préférence pour les prétendants qui affichent leur religiosité. Voilée comme son aînée, Soumaya n’a pas encore trente ans. Son certificat en informatique ne lui a pas permis de décrocher l’emploi qu’elle espérait. Elle a donc quitté sa campagne, à trois heures de Tunis, et s’est résignée, pour un temps, à faire le ménage dans des familles aisées. Consciente que son certificat ne lui sera désormais d’aucune aide, elle s’estime abandonnée par le système, ne croit plus dans les hommes et les femmes politiques. Elle rêve de gagner l’Europe sur une embarcation de fortune, mais pas un mot à sa famille qui voit d’un mauvais œil les tentatives de traversée illégale qui ont déjà transformé la Méditerranée en tombeau pour des centaines de jeunes.
Chômage, inflation et corruption au cœur des débats télévisés
Pour la première fois de son histoire, la Tunisie a organisé des débats télévisés entre les candidats à l’élection présidentielle. Ces soirées politiques inédites diffusées par les principales chaînes du pays ont été suivies par près d’un tiers de la population. Ce qui n’a pas manqué d’entraîner des discussions animées, comme dans la famille de Fatma Dabassi qui ne supporte plus l’étendue de corruption qui gangrène le pays. « D’une famille qui s’accapare le pays, nous sommes passés à mille familles qui gèrent la Tunisie pour leurs propres intérêts », résume-t-elle affirmant même regretter la période Ben Ali. Avant la fuite du dictateur, le 14 janvier 2011, « on vivait mieux, notre portefeuille n’était pas vide comme maintenant et nous avions du travail. » Cette sensation, nombre de personnes rencontrées la partagent. Sorte de nostalgie mêlée à une lucidité qui permet de savourer la liberté inestimable acquise en moins d’une décennie.
La relance de l’économie au cœur des programmes
Ce sentiment étonne les analystes qui rappellent que la situation économique du pays était déjà dégradée à la fin du règne de Ben Ali. Cette deuxième élection présidentielle au suffrage universel depuis la révolution va faire entrer la Tunisie dans une nouvelle ère de stabilité démocratique, estime l’entreteneur Ismaïl Ben Sassi pour qui le moment est désormais propice à engager un nouveau mouvement économique. « La Tunisie a été exemplaire dans sa transition démocratique depuis sa révolution en 2011, mais a perdu du temps dans sa révolution économique. » Et le fondateur d’Ilboursa, premier portail boursier et financier du pays, d’appeler depuis des mois déjà à ce que les candidats et les partis « axent leurs programmes pour relancer l’économie tunisienne. »
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