Dernier épisode aujourd’hui de notre série sur la réconciliation en marche entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Autre effet du réchauffement des relations entre les deux ex-frères ennemis, le retour des Erythréens en Ethiopie. Expulsés au moment de la guerre entre les deux voisins qui a fait près de 100 000 morts, ces derniers mois, les Erythréens sont de plus en plus nombreux à revenir récupérer leur maison ou faire le choix de s’installer de l’autre côté de la frontière. Les investissements érythréens se multiplient, hôtels, restaurants, boutiques, partout visibles dans les localités proches de la frontière côté éthiopien. Exemple à Mekele, la capitale de la région du Tigré. Seule difficulté, réussir à les interviewer. La peur du régime érythréen reste forte même une fois de l’autre côté de la frontière.
De notre envoyée spéciale à Mekele
Le café est encore vide. Sur des airs de musique romantique, Tedros, silhouette fine, fait sa tournée du matin. La cuisine, les cendriers, les tables. Tout vérifier avant l’arrivée des premiers clients. Voilà quatre mois qu’il gère ce café en vogue de Mekele, une terrasse couverte au cinquième étage d’un immeuble qui donne sur une rue animée de la capitale du Tigré. Cinq mois qu’il a quitté l’Erythrée, mais il se souvient comme si c’était hier, du jour où tout a basculé.
C’était le 11 septembre, le jour de la nouvelle année dans le calendrier éthiopien. Il regardait la télévision « et là je vois que la frontière est ouverte », raconte-t-il. « Je vois plein de gens franchir cette frontière et ça me parait incroyable, car à ce moment-là on ne s’attendait pas du tout à ça ». En effet depuis vingt ans, le discours que Tedros entend tous les jours dans les rangs de l’armée érythréenne, dans laquelle il a été enrôlé de force, est qu’il faut se tenir prêt dans l’éventualité d’une guerre. « Le gouvernement érythréen depuis très longtemps disait qu’il n’y avait pas de paix possible [avec l’Ethiopie] à cause des problèmes de démarcation de la frontière, pas d’échanges commerciaux possibles non plus », raconte encore l’ex-soldat de 41 ans. « Une cousine qui regardait la télévision avec moi, s’est mise à pleurer. »
Pour financer son voyage, Tedros vend son téléphone portable. Pendant 27 jours il loge dans un hôtel de Mekele. On lui demande un CV, il n’en a pas ; de l’expérience en hôtellerie, il n’en a pas non plus. Finalement, il décroche ce boulot de manager : 90 heures de travail par semaine, mais aucun regret. « Si les choses vont dans le bon sens, on a une occasion en or de changer nos vies et notre pays », estime Tedros. « L’Erythrée est le pays des opportunités. Il y a de l’or, des richesses, en quelques jours ça peut devenir Dubai, le problème c’est le gouvernement qui doit changer. »
La peur sans frontière
A quelques rues de là, un café érythréen a ouvert ses portes il y a quelques mois. A 9h plus aucune table de la salle carrelée qui fait l’angle de la rue n’est libre. Leur spécialité : « le foul » érythréen, une délicieuse préparation de haricots rouges à la tomate, le petit déjeuner typique d’Asmara, la capitale. Mais lorsqu’on veut interroger la patronne sur le choix d’ouvrir un commerce en Ethiopie, elle refuse. Idem pour la plupart des clients présents. Lorsqu’on pose des questions, les regards se détournent, le silence se fait. « La peur du régime reste grande », tente d’expliquer Tedros qui nous a accompagnés dans ce restaurant. « Les agents de sécurité et de renseignements érythréens sont très forts, tu ne sais jamais de quel côté ils vont venir, et si tu as de la famille en Erythrée et que tu as besoin de revenir, si tu as parlé de politique ils te mettent en prison. »
Un Ethiopien de Mekele propose d’appeler un ami érythréen qui a ouvert une boutique de téléphonie, mais là encore échec. Il refuse de s’exprimer au micro. Le restaurant érythréen s’est presque vidé. Du bout des lèvres, un jeune investisseur accepte de nous parler. « Mais faites vite », dit-il.
Il a ouvert une boutique de vente d’accessoires de téléphone il y a cinq mois. « Ca marche super bien », poursuit-il. « C’est facile de s’installer ici. On est tous Tigréens, on a la même langue, la même culture, si on se met ensemble on peut grandir. » Mais dès qu’on demande si c’est plus facile de travailler en Ethiopie plutôt qu’en Erythrée, silence de nouveau. « Ne donnez pas mon nom ! », lâche-t-il avant de filer.
Combien sont-ils en tout dans la capitale du Tigré ? Pas de chiffre officiel mais selon la Chambre d’industrie, 480 permis de travail ont déjà été distribués. A intervalles réguliers à Mekele, mais aussi à Adigrat ou à Zalambessa, l’arrivée ou le retour des Erythréens est visible. Là c’est un hôtel, dans une autre ville, un restaurant ou un commerce.
Emulation entrepreneuriale
Teshale Berhane dirige la Chambre d’industrie et de commerce de Mekele. Il veut croire à un cercle vertueux avec ces nouveaux échanges commerciaux. « De voir les Erythréens ici et de les voir travailler, ça crée une émulation pour les Ethiopiens. Cela augmente la qualité du travail », soutient Teshale. « Ils ont un savoir-faire et des méthodes de travail qui créent une concurrence positive. »
Dans chacune des localités du Tigré, les autorités régionales tiennent le même discours et espèrent que ces échanges se poursuivent. L’entretien avec Teshale Berhane se termine. Mais au moment de nous dire au revoir, il nous retient, nous demande d’ajouter quelque chose. « Nous souhaitons de tout cœur que nos relations soient de nouveau comme à l’origine », dit-il. « Nous sommes les mêmes [avec les Eryhtréens], nous avons le même sang ». Et de conclure : « Nous ne voulons plus la guerre, même le son d’une seule balle. »