Ces trois dernières années au Nigeria, la région centrale de la Middle Belt a été secouée par de violents affrontements entre agriculteurs et éleveurs. Un conflit ancien pour l’accès à la terre qui attise désormais les haines identitaires sans que les administrations successives ne soient parvenues à enrayer la spirale des violences. Y compris celle du président sortant Muhammadu Buhari. Décryptage.
Makurdi, Numan, Gwaska… Ici des prêtres tués dans une église, là des cultivateurs dans leurs champs. Ailleurs, des éleveurs le long d’une route. L'année 2018 a été marquée par une escalade particulièrement meurtrière des violences entre agriculteurs et éleveurs au Nigeria. Pas moins de 100 actes ont été répertoriés sur la première moitié de l'année pour un total d'au moins 1 500 morts.
Une dizaine d'Etats ont été particulièrement touchés avec un glissement vers le sud de la Middle Belt, le grenier du pays. Le conflit agropastoral serait désormais « six fois plus meurtrier que Boko Haram », estime International Crisis Group (ICG) dans un rapport publié en juillet dernier dans lequel l'organisation met en garde contre le risque de « déstabilisation du pays ».
Sécheresse, surpopulation et négligence des autorités
A l'origine de ces affrontements, il y a une compétition ancienne pour l’accès à la terre et l'eau qui s'est aggravée avec le réchauffement climatique, la surpopulation et la négligence des autorités. Si le Nigeria compte le plus large cheptel de toute l'Afrique de l'Ouest avec 135 millions de tête, l'élevage reste le parent pauvre de l'économie. Mis de côté par les colons britanniques qui lui préféraient l'agriculture à l'export, le secteur à par la suite souffert de la passivité des gouvernements successifs qui ont délaissé la gestion de l’espace rural.
La dernière loi qui prévoyait l’établissement de routes de transhumance et des zones de pâturage réservées aux éleveurs date de 1965 et n’a quasiment jamais été appliquée. Les foyers de peuplement ont au contraire pullulé et, avec eux, les grandes exploitations, réduisant au fil des années les espaces disponibles pour le bétail.
Une fois les routes de transhumance bloquées, les bêtes se retrouvent à piétiner les terres des fermiers et à détruire les cultures. C'est alors l'étincelle. Et les règlements de compte ne tardent pas à ressurgir, toujours plus violents et nourris par des décennies de ressentiment. Faute d'enquêtes, de procès et de condamnations, mais aussi de réponses sécuritaires appropriées de la part des autorités fédérales et locales, les communautés rurales et les éleveurs se sont armés. Et ce alors que les hommes politiques n'hésitent pas à instrumentaliser les différences ethniques et religieuses à des fins électorales. Résultat : la Middle Belt est sous tension. Prête à s’embraser à tout moment.
Loi interdisant le pâturage dans l'Etat de Benue
Cette lutte pour l’accès aux ressources s'est aggravée en novembre 2017 avec l'adoption d'une loi interdisant la transhumance et le pâturage libre dans l'Etat de Benue. « Cette loi va apporter la paix, c’est gagnant-gagnant pour les agriculteurs et les éleveurs », affirmait à l’Agence France-Presse Samuel Ortom, le gouverneur de Benue alors en perte de popularité auprès de son électorat composé à 90 % de fermiers. La mesure qui devait favoriser l’agriculture et promouvoir la construction de fermes d’élevage clôturées ne s'est accompagnée d'aucune contrepartie et a aussitôt ravivé certaines inimitiés.
Dès le déclenchement des violences le 31 décembre 2017, la crise a très vite pris une teinte religieuse. Evêques et associations locales ont alimenté les antagonismes à coup de diatribes incendiaires, accusant les éleveurs peuls de vouloir « massacrer les chrétiens » et de chercher à « islamiser de force » la Middle Belt. Au même moment, des vidéos montages de massacres de chrétiens tournaient sur les réseaux sociaux.
Selon plusieurs articles parus dans les quotidiens nigérians de l'époque, le gouverneur Samuel Ortom avait alerté Abuja à plusieurs reprises sur la menace de milices d'éleveurs qui prévoyaient d'attaquer les fermes dans son Etat. Sans réponse. L'inspecteur général de la police a déclaré n'avoir rien reçu. La présidence a quant à elle reconnu avoir bien réceptionné un courrier qui « ne mentionnait aucune menace spécifique (…) Le mieux que nos services pouvaient faire c'était d'attendre des renseignements précis sur des attaques imminentes. Mais rien ne leur est parvenu », avait-elle alors déclaré. Bilan : 80 morts en janvier 2018.
Inertie des autorités
« Cette apathie des autorités fédérales contraste avec la réponse de l'administration à d'autres menaces sécuritaires – réelles ou perçues », note ICG dans son rapport. « Dans la Middle Belt et au Sud, beaucoup pensent que Buhari ne prête pas attention à la situation parce qu'il est lui même issu de l'ethnie peule et donc complice des attaques des éleveurs ». Des accusations que le président sortant et son entourage ont toujours rejetées.
Il faudra attendre l'embrasement dans l'Etat de Benue pour que le gouvernement se décide à envoyer des troupes mi-février dans six autres Etats de la région. Mais le mal était fait. Les éleveurs ont été contraints à l'exode. Les tensions se sont propagées et, avec elles, leur lot de violences dans les Etats voisins : Adamawa et Taraba à l'est, et plus au nord dans ceux du Plateau et de Nassarawa. Des dizaines de villages ont été rasés. Des éleveurs et leur bétail abattus.
Des règlements de compte localisés, mais quasi hebdomadaires, faisant huit morts ici ou quinze là. Dans l'Etat de Benue, plus de 300 personnes ont perdu la vie en six mois. Au moins 260 dans l'Etat d'Adamawa. Des Etats plus au sud ont également été affectés, mais dans une moindre mesure. Au total, des milliers de personnes ont été blessées et plus de 300 000 déplacées, selon International Crisis Group. Sans compter les conséquences sur les économies locales.
Projets au niveau local et fédéral
Ces trois derniers mois, les violences ont cessé, mais le calme est précaire. Dans l'Etat de Benue, la mesure adoptée en novembre 2017 est toujours au centre d’un bras de fer entre les autorités et les associations d’éleveurs qui continuent de revendiquer une vie nomade et exigent son retrait. L'Etat de Taraba qui avait adopté une loi identique a suspendu son application.
Dans l'Etat d'Ekiti, une solution concertée a en revanche été trouvée. « C'est un compromis acceptable pour tous », se réjouit Baba Uthman Ngelzarma, le secrétaire national de la très puissante association d'éleveurs Allah Miyetti (MACBAN). « Le pâturage de nuit est désormais interdit, l'élevage par des mineurs aussi. La loi prévoit que celui qui commettra un dommage en premier – que ce soit tuer une vache ou piétiner des cultures – devra être puni. Les autorités nous ont aussi donné accès aux réserves qui n'ont plus d'animaux sauvages », précise-t-il. Des mesures en ce sens seraient également à l'étude dans l'Etat d'Ondo.
Sous pression, les autorités fédérales ont de leur côté mis sur pied un comité chargé de penser l'avenir du pastoralisme. Un projet de loi en est sorti. Il prévoit la création de réserves ou de ranchs de plusieurs milliers d'hectares dédiés à l'élevage, dans huit Etats. Un projet très ambitieux, lourd en investissements et en infrastructures qui, s'il devait être appliqué, changerait radicalement le mode de vie des pasteurs nomades.
Certains acteurs et observateurs sont sceptiques. Le secrétaire national de la Macban Baba Uthman Ngelzarma, qui a participé à l'élaboration du projet, s'est fait une raison. « Le changement ne peut pas se faire du jour au lendemain, il prendra du temps, mais il est inévitable, assure-t-il. Le monde change, le système agricole doit s'adapter. Si l'on regarde les effets de la sécheresse et la croissance de la population, on ne peut pas continuer à se battre pour une terre qui ne grossit pas, sinon le conflit va encore se radicaliser ».