Lundi 25 mai, comme vous l’avez sans doute vu, George Floyd, un afro-américain, est tué de sang-froid par un officier blanc. Je vois les gros titres par hasard plus tard dans la soirée, et ma première réaction est : « Pff. Encore une folie américaine. » Mais la stoïque Burundaise que je suis va finir par être ébranlée.
Étant au Burundi, je me rappelle avoir souvent vu sur France24 ce genre de meurtres ; les gens pleurent leur bien-aimé·e pendant quatre/cinq jours, puis tout redevient comme avant. Justice n’est jamais faite, c’est toujours comme ça aux États-Unis, même dans les films.
Quoi que j’eusse déjà vu ce genre de scénarios à maintes reprises, quelque chose de différent résonne dans mon cœur : non seulement je réside actuellement aux États-Unis, mais j’habite au Minnesota, à une quarantaine de minutes (en voiture) de la scène de crime. Un sentiment indescriptible visite mon cœur, je me sens bizarre.
Mardi 26 mai, je décide d’aller sur YouTube pour avoir plus d’éclaircissement sur l’affaire. Évidemment, je tombe sur la vidéo où on voit à terre l’afro-américain de 46 ans, cou écrasé par le genou d’un officier de police blanc, qui semble très à l’aise. J’ai du mal à regarder la vidéo, je suis nauséeuse et j’ai mal pour George. Je suis confuse. Je ferme mon ordinateur.
Je passe les prochains jours à scruter YouTube pour voir ce qui se fait et ce qui se dit, la rage a pris le dessus, les gens n’en peuvent plus, toutes les races sont dans les rues en train de manifester. Une banque prend feu, un supermarché est dévalisé, et bien d’autres institutions sont ravagées. “Minneapolis est en feu”, ce gros titre m’est passé devant les yeux plusieurs fois.
La Burundaise en moi…
À table, je suis avec mes cinq amis, trois afro-américains, un Ghanéen et un Kényan. Ils essayent de convaincre le Ghanéen de joindre une réunion importante qui aura lieu vendredi pour “discuter” de ce qui devrait être fait. J’ai envie de rire à la burundaise “Mwibaza ngo muri bande ?” (vous pensez que vous êtes qui ?, ndlr) mais je me retiens. Pourquoi se sentent-ils obligés de faire quelque chose ? Ce ne sont que des étudiants, une petite goutte dans l’océan. Est-ce que leur action va renverser tout le système discriminatoire ? Leur certitude m’impressionne, je me demande quel genre d’éducation ils ont eu ; ça a l’air cool de se sentir capable d’apporter sa contribution aussi minime qu’elle soit. J’ai ensuite pensé au Burundi où après chaque fête les gens demandent “haje bangahe ?” (combien de personnes sont venues, ndlr) pour ensuite conclure que l’événement fut un succès ou un échec. Au Burundi, les gens ne regagnent confiance que quand ils sont entourés de milles personnes. Ici, les gens se foutent du nombre, seule l’honnête présence compte. Je me rappelle avoir travaillé à un concert pour 60 personnes, les gens étaient heureux ; je suis un jour allée à une émission radio, nous n’avions que sept personnes en train de nous écouter… seule l’honnête présence compte !
Mais bon, depuis, je n’arrête pas de me demander pourquoi je devrais être concernée comme le sont mes amis afro-américains. Avant tout, je devrais être concernée car je suis noire. Mais il y a comme une différence : je suis Africaine avant d’être noire. Toute ma vie, j’ai appris à être Africaine, à rêver et à m’exprimer en tant que telle. Considérant que je suis dans un pays où le racisme est bien réel, il faut que j’apprenne ce que signifie exactement être noire, car ici, les gens ne me voient pas en tant qu’Africaine mais en tant que noire. Finie l’innocence !
Ensuite, je me plonge dans une discussion avec mes copines burundaises. Nous parlons d’une vidéo postée par un média burundais sur YouTube mais qui a ensuite été retirée “pour des raisons de sécurité”. La vidéo mettait en scène une certaine femme qui aurait été persécutée et torturée par des gens. Un témoignage difficile à regarder, qui témoigne des violences auxquelles font face plusieurs Burundais et Burundaises chaque jour de leur vie. Mais personne n’en parle. Au Burundi, si ce n’est pas pour rendre gloire à Dieu, ma voix ne compte pas. Tout le monde est en train de parler de ce qui se passe à Minnesota, personne ne parle de ce qui se fait au Burundi.
Tout long voyage commence par un premier pas…
Samedi 30 mai, une réunion qui rassemble les étudiants noir·e·s du campus a lieu sur Zoom, je ne sais pas si je vais y participer… je me dis que c’est encore ces afro-américains avec leur incessante envie de vouloir “faire quelque chose”. Je suis gênée et en colère, car je ne sais toujours pas pourquoi/comment je devrais faire quelque chose sachant que je suis noire aux États-Unis. Je n’ai pas été éduquée de cette manière. Ceci m’a l’air d’un privilège que je n’ai jamais connu. Chez nous, on se tait, on ne fait rien, on laisse Dieu faire.
Faute de films à regarder, je me dis “reka ndabe ivyo barimwo” (voyons voir de quoi il retourne, ndlr) . J’y vais avec trente minutes de retard, la réunion est très sérieuse. J’y vois des étudiants et professeurs afro-américains, des Africains et certains latinos aussi. J’écoute, j’essaie de comprendre. Ils sont en colère, tristes et énervés. Il faut faire quelque chose.
Une manifestation est prévue le soir, de 17h à 21h. Rien de violent. Je me dis que ceci est ma seule chance, puisqu’en 2015, je n’ai pas pu faire grand-chose à Buja. D’un côté, j’ai envie d’y aller, mais de l’autre côté je me demande, et si tout tourne mal et que des policiers m’arrêtent, mon visa s’annule et je rentre au pays sans finir mes études ? Vais-je vraiment risquer ma vie pour une cause qui ne me concerne pas “directement” ? Hélas, ma curiosité crie plus fort, je m’en fous, je dois y aller, ne fut-ce que dix minutes. À mon grand regret, aucun de mes ami·e·s n’a l’air de vouloir y aller, mon petit cœur se brise, je perds espoir.
19 heures 54 minutes, une copine (enfin) me dit “Allons-y !” Je me lève vite, enfile mon jean et porte un pull car il fait froid dehors. Ensuite, j’opte pour des chaussures noires fermées car elles sont très confortables pour courir, au cas où il se passerait quelque chose.
20 heures 11 minutes. Nous marchons, nous avons peur, nous pensons à nos visas. Nous nous approchons du lieu de rencontre, nous entendons déjà des voix résonner en chœur ; je n’arrive pas à y croire, on dirait un film. Je me dirige consciemment vers ma mort et mon amie s’appuie sur mon bras puis fais une prière pour que Dieu nous protège. Je rigole et nous avançons, en silence.
Baptême de feu…
Les voici. Une vingtaine de personnes, peut être trente, chantant en chœur “I-CAN’T-BREATHE”. Je vois quelqu’un agiter le fameux panneau “Black Lives Matter”, tout cela me semble irréel, je suis excitée et nerveuse en même temps. Je suis aussi jalouse, car je me rends compte du privilège qu’ont ces gens dans ce pays, ils ont le droit de parler, de crier leur colère et faire entendre leurs voix.
Ensuite, je vois mon âme sœur, une afro-américaine portant un t-shirt Bob Marley, elle a l’air convaincue de ce qu’elle fait, poing fermé et magnétophone à la bouche, criant encore et encore “I can’t breathe”. Je veux être elle un jour, dégager la même audace, faire bouger une foule pour briser des cycles.
Je remarque les passants en voiture, certains s’arrêtent pour crier « force » à nous, d’autres nous prennent en vidéo avant de continuer leur route. En dessous de mon masque, je souris car je sais que désormais, j’existe dans le téléphone de quelqu’un, quelque part aux États-Unis.
Je n’ai ni le courage ni la force d’entamer ce chant avec le reste de la foule, je ne sais pas par où commencer, j’ignore si je dois chuchoter ou crier fort. Je me demande ce qu’impliquerait de crier fort. J’ai trop de pensées, je pense même à mes parents. Je reste là, debout, bras croisés et j’observe. Je lis les visages, je ressens la peine présente. Les participants sont jeunes, et ils ont l’air déterminé, j’admire ce courage.
Un carnet passe devant moi, il faut que j’y mette mes coordonnées, la Burundaise en moi se méfie et je dis à mon amie qu’on ne va pas signer quoi que ce soit. Nous passons le carnet à côté, avec un sourire.
C’est presque la fin, la fille Bob Marley nous demande de nous agenouiller en l’honneur de George Floyd et toutes les autres victimes de racisme. Je me sens participer dans quelque chose d’historique. Je sens mon adrénaline qui monte. Genou gauche ou droite, je ne sais pas lequel poser par terre, je ne réfléchis pas, je m’agenouille. SILENCE. Ensuite, des mots de remerciements, et ils nous supplient d’être vigilants, ne pas envoyer de textos car la police surveille tout.
Je quitte la scène comme quand on quitte son premier rendez-vous avec le gynécologue, très perplexe mais soulagée en même temps.
J’ai beaucoup appris.
Ma toute première manifestation a duré une vingtaine de minutes et je ne suis pas morte. Si elle a lieu encore, j’y retourne, car, je suis Noire. De ce pas je vous dis “À suivre”.