La suite du témoignage d’Antea Paviotti sur l’épisode des Belgo-burundais bloqués à l’aéroport de Bujumbura. La chercheure italienne y va de son analyse sur la diffusion et l’interprétation de l’information dans le contexte burundais.
*les réactions de nos lecteurs n’engagent pas Yaga
Les spéculations du lendemain
Neuf heures après, c’est dimanche matin, on arrive à Bruxelles. J’allume le téléphone, je me reconnecte au monde. Le photojournaliste à qui j’avais répondu sur Twitter sur la nuance entre « évacuation » et « rapatriement volontaire » m’avait rétorqué entre-temps qu’« évacuation » était le terme utilisé selon une source officielle. Sauf que moi j’étais sur cet avion-là, et ma source officielle, c’est-à-dire l’ambassade belge qui avait organisé le vol, n’avait jamais utilisé le terme « évacuation » dans ses communications. Le photojournaliste me rappelle qu’il ne faut pas jouer sur les mots et que le contexte burundais est en situation d’urgence, donc il s’agit bel et bien d’une évacuation. Au lieu de me faire traîner dans une stérile, énervante polémique politique dont la logique purement binaire ( = soit avec moi, soit contre moi ) m’aurait finalement classée quelque part, j’ai préféré laisser tomber.
Je ne pouvais toutefois pas encore croire à ce qui s’était passé le soir avant. J’écris à mon contact à l’ambassade belge pour lui demander quel droit avaient les autorités burundaises pour arrêter des gens qui s’étaient régulièrement enregistrés pour le vol et qui avaient le droit de voyager. « Effectivement, ils peuvent refuser le départ à des Burundais. Cela leur est permis dans le droit international. Les Marocains et les Russes ont la même politique depuis quelques semaines. Seule différence, c’est qu’on ne décide pas en dernière minute ». Sans même pas de communiqué écrit ? Nul n’est censé ignorer la loi, mais quand on communique une nouvelle loi verbalement, à la toute dernière minute ? Peut-on l’imposer ainsi !? « La parole d’une autorité équivaut à un communiqué, au Burundi… », il suggère.
Des messages m’arrivent entre-temps de plusieurs amis qui savaient que je partais samedi soir. « J’ai lu qu’on a donné un spectacle là à l’aéroport », « C’est vrai qu’on n’a pas fait monter des Burundais ? ». Fatiguée du long voyage, je cherche des informations en ligne qui expliquent ce qui s’est passé, pour les leur transférer. Malheureusement, je ne trouve que des informations partielles et présentant des incohérences. Les personnes bloquées auraient été au nombre de 60, puis 30, puis celles ayant la double nationalité burundaise et belge, puis aussi d’autres binationaux (ayant nationalité burundaise et canadienne, et burundaise et suisse). Si pour les uns ces passagers étaient ceux qui avaient une double nationalité, pour les autres, ils étaient ceux qui avaient des noms d’origine burundaise. Certains parlent de séquestre de Burundais vivant à l’étranger. D’autres parlent de mesure de protection des Burundais qui voulaient quitter le Burundi et qui auraient risqué d’attraper le COVID-19 qui fait des ravages en Belgique et en Europe. Selon un journaliste, l’avion avait quitté le Burundi pour se diriger vers Kigali (quand il était par contre arrivé en provenance de Kigali). Quand je lis que le vol d’évacuation aurait été destiné aux Européens ayant plus de 65 ans ou présentant des maladies chroniques, fatiguée de toute cette désinformation autour d’un événement auquel personne parmi ceux qui écrivaient n’avait assisté, je ferme mes applications et je vais me reposer.
La goutte qui fait déborder le vase
Plus tard, calmement, je réponds aux amis qui demandaient mes nouvelles en leur racontant ce que j’avais vécu à l’aéroport. Je leur explique qu’il n’y avait que des spéculations jusque-là, puisqu’une justification officielle de la décision prise par les autorités n’avait jamais été communiquée. Entre-temps, un ami me transfère un message WhatsApp qui s’étonne de la manière dont « des gens se précipitent vers l’Europe où le COVID-19 est plus dangereux qu’au Burundi en ce moment » ; que pour l’« opposition radicale » certains le font pour « fuir des possibles violences électorales en vue » ; que l’« opposition radicale » de même que La Libre Belgique, « journal phare de Belgique », s’opposent aux élections de 2020, qu’il y ait Coronavirus ou pas ; que selon « une source plus crédible », qui n’est cependant pas précisée, il n’y a que 20 personnes à qui on a refusé le départ ; que la raison de ce refus n’est toutefois pas encore élucidée.
C’est la goutte qui fait déborder le vase. J’appelle un ami : « Comment les gens, qui ne savent même pas ce qui s’est passé – parce que personne ne le sait précisément, et parce qu’ils n’étaient pas là, sinon ils l’auraient écrit, et je me demande pourquoi ils ne clarifient pas qui est cette source plus crédible ? – comment les gens se permettent-ils de relâcher leur soi-disant vérités et de juger telle ou telle autre catégorie de personnes uniquement sur base de leurs idées préconçues ? Qui sont-ils pour décider les raisons des comportements des autres et les leur attribuer ? ». « Ce n’est que de la politique, laisse tomber… ». « Je ne peux pas ! J’étais sur cet avion-là, je sais par quoi ces gens-là sont passés. Ils n’allaient pas partir pour des vacances et s’ils voulaient rentrer là où COVID est plus répandu et reconnu qu’ici, ils devaient avoir le droit de le faire ! ». « Mais tu as vu que même sur le site de l’ambassade belge ils disent qu’ils ne pouvaient pas intervenir ». Effectivement, on lit sur le site de l’ambassade de Belgique au Burundi que les fonctionnaires consulaires belges ne peuvent pas « intervenir en faveur des détenteurs d’une double nationalité lorsque ceux-ci se trouvent dans le pays de leur autre nationalité » . « Mais est-ce qu’on se rappelle et on décide d’appliquer cela à la dernière minute ? ».
Information (vraie), où es-tu ?
Je lis encore une fois le dernier message WhatsApp que je viens de recevoir. J’ai trop envie de répondre à son auteur ! Je demande à celui qui me l’a transféré quelle est la source du texte. « Comme ce n’est pas signé, je ne sais pas. C’est mon frère qui me l’a envoyé ». Bon point. On ne connaît jamais les sources. Cela permet à n’importe qui d’écrire n’importe quoi sans jamais être responsable de ce qu’il écrit. Je reviens sur la pluie de messages, screenshots, tweets et articles en ligne qui s’était abattue sur mon téléphone, je cherche la source de chacun de ces textes. Soit je n’en trouve pas, soit je lis « source officielle » ou « une source fiable », qui ne sont toujours pas spécifiées. Je les demande alors à ceux qui m’avaient envoyé les textes. « J’ai reçu le texte par un groupe WhatsApp, je ne sais pas bien » ; « Je dois la chercher, je vais te dire ». « Mais si tu ne connais pas la source, comment peux-tu considérer la fiabilité de l’information ? ». « Bon, ça se voit que ça vient de telle ou telle mouvance ».
Voilà le problème. Faute d’informations fiables, on cherche à se situer par rapport à celui qui écrit – ou, si on ne le connaît pas, par rapport à la mouvance à laquelle on pense qu’il appartient. Du coup, la fiabilité de l’information sera évaluée sur base de la proximité à l’auteur de l’information. Lequel n’aura même plus besoin de chercher les faits objectifs pour informer les gens, parce qu’il a déjà son public à qui il pourra continuer à proposer ses interprétations des faits ! Finalement, la vraie information n’est même plus disponible, parce que ça n’intéresse personne.
Autour de l’épisode de samedi passé à l’aéroport de Bujumbura, il y a pas mal de désinformation. Même dans la presse internationale. Peu de gens vérifient les sources, peu corrigent les informations erronées, la plupart des erreurs passent inaperçues puisque le public est intéressé à soutenir l’auteur de l’information, ou à essayer de décrypter ce qu’il y a derrière. Toutefois, il y a des faits objectifs, comme ceux que j’ai racontés, pour lesquelles il n’est pas nécessaire de chercher des interprétations obscures : il suffit de demander à ceux qui étaient sur place et qui ont vu comment les faits se sont déroulés. Et il faut viser à comprendre les faits, en écartant les versions des faits relatées !
Il y a une tendance répandue au Burundi et plus forte qu’ailleurs, que j’ai pu constater plusieurs fois pendant mes différents séjours au pays. Quand on reçoit une information par quelqu’un que l’on considère comme proche, on le croit plus facilement. Si quelqu’un qui n’est pas proche fournit une information contraire, même si elle est supportée par des évidences et des sources, il n’est pas pris en considération, parce qu’il n’est pas de « son » côté. « C’est épuisant », je disais un jour à un collègue burundais, « il n’y a jamais de vérité et chacun a sa vérité absolue, et les gens se classent et s’écartent selon ce qu’ils semblent dire ». « Tu ne crois pas si bien dire », il a admis. Comprenez-vous quel est le danger d’une attitude pareille quand tout sujet est politisé, quand toute information peut être taxée de fake seulement parce qu’on n’est pas disposé à croire son auteur. Ce n’est pas une nouveauté qu’en période électorale, de même que pendant une pandémie mondiale, les mots peuvent tuer !
Épilogue
Six jours sont passés depuis samedi 4 avril. J’ai lu des messages attribuant au geste des autorités burundaises des mobiles ethniques (les personnes bloquées étaient des Tutsi), puis des mobiles politiques (un opposant aurait été parmi les passagers bloqués), puis j’ai entendu des déclarations comme quoi les Barundi n’ont aucune raison de fuir leur pays. Tout ça, ça me dépasse. La recherche de la vérité quand il n’y a que le flou, c’est épuisant, énervant et inutile. De mon côté, j’espère avoir contribué à éclaircir les événements de samedi passé à l’aéroport de Bujumbura. Leurs interprétations, les débats sur l’incertain, je les laisse à ceux qui aiment se plonger dans ce jeu sans fin. Moi je plaide la recherche des faits, je plaide une vraie information qui permette à chacun de comprendre ce qui se passe, avant de juger les autres. Je suis convaincue qu’il en va du bien-être mental, et physique, de tous les Burundais.