Site icon LE JOURNAL.AFRICA

Que s’est-il réellement passé à l’aéroport de Bujumbura ce samedi 4 avril ?

Depuis quatre jours, l’épisode des personnes bloquées à l’aéroport de Bujumbura  alors qu’elles s’apprêtaient à embarquer dans l’avion qui les aurait ramenées en Belgique fait le buzz sur les réseaux sociaux. Les « informations » qui circulent sur cet épisode sont souvent partielles, biaisées ou erronées, ce qui n’est pas un phénomène nouveau au Burundi. J’étais parmi les passagers de ce vol-là et j’ai assisté à l’événement. Je vais vous raconter ici ce que j’ai vécu à l’aéroport.

*les réactions de nos lecteurs n’engagent pas Yaga

Un vol spécial d’aide au retour volontaire

Le 1er avril, une amie néerlandaise m’informe qu’un « vol spécial d’aide au retour volontaire » serait en train d’être organisé par le gouvernement belge afin de faciliter la rentrée des Belges se trouvant temporairement au Burundi pour des vacances ou pour des missions de travail ou académiques de courte durée. D’autres bénéficiaires étaient les Belges et leurs ayant-droits résidents au Burundi qui étaient particulièrement vulnérables en raison de leur santé ou âge. En fonction des places disponibles, d’autres citoyens de l’Union européenne répondant aux mêmes critères pouvaient être embarqués sur le vol. 

Bloquée au Burundi depuis la fermeture de l’aéroport et désireuse de rentrer chez moi, en tant qu’Italienne résidente en Belgique se trouvant au Burundi pour un séjour académique, je me dis que je pourrais être concernée. Tout en espérant que cela ne soit pas un poisson d’avril, je contacte ma personne de référence à l’ambassade belge pour lui demander des renseignements sur ce vol. Le monsieur me confirme que j’allais être contactée par l’ambassade à ce sujet. Peu après je reçois un « Message aux Belges éligibles pour l’aide au retour » de la part de l’ambassade belge qui confirme les informations que j’avais reçues  de mon amie. Le courriel me communique que j’avais été « sélectionnée pour réserver un siège en tant que passager » et me demande de confirmer mon intérêt à rentrer en Belgique, ce que je fais.

Deux jours après, l’ambassade me confirme qu’un siège m’est réservé et me communique les détails du vol. Le rendez-vous est prévu pour samedi 4 avril à 15h30 à l’aéroport de Bujumbura.

Mille et une interprétations 

Samedi, j’arrive à l’aéroport vers 15h. Dans le parking, je rencontre mon contact de l’ambassade belge qui me dit qu’ils ont reçu l’autorisation d’atterrissage il y a une heure. Ça commence bien, je me dis. Du moins, l’autorisation est là, on est sûr qu’on va partir. Vers 15h25, un militaire belge sort de l’aéroport, il vient vers la foule et il ordonne à tout le monde de se mettre sur une ligne, en respectant une distance d’1,5 mètres des autres. On suit ses ordres. L’équipage de l’avion sera composé de militaires belges. 

Quand mon tour arrive, je me lave les mains et j’accède finalement à l’aéroport. Le personnel de l’ambassade belge oriente les passagers, il relève leur température, il les enregistre et il pèse leurs bagages. Les ambassadeurs de France et des Pays-Bas sont aussi là. Des officiers de l’autorité aéroportuaire burundaise sont également sur place. Ces derniers scannent les bagages, contrôlent les cartes de sortie, et mettent le tampon de sortie sur le passeport de chaque passager. Après avoir traversé toutes les formalités, quand j’arrive à la salle d’attente, un policier me demande si je suis diplomate. « Loin de là », je lui réponds. « Par ici alors », et il m’indique des sièges libres où je peux m’asseoir. Bien, je me dis, pour une fois, c’est un privilège de ne pas être diplomate.

J’essaie de me relaxer en attendant de quitter le Burundi. Quelques minutes après, un ami me transfère un message circulant dans des groupes WhatsApp : « Les Belges, après avoir constaté que le Gouvernement a échoué la mise en application des mesures de prévention contre COVID-19, ont demandé évacuation. La Belgique a envoyé un vol spécial pour les prendre ». Dans les photos en annexe, des passagers, du personnel de l’ambassade belge et l’ambassadrice des Pays-Bas présents à l’aéroport. « Ça ne m’étonne pas », je lui réponds, « dans un pays ou tout doit être politisé, une initiative pareille allait certainement être politisée ». 

Le militaire belge qui nous avait mis sur une ligne à l’entrée de l’aéroport revient dans la salle d’attente et nous consigne un papier à compléter pour déclarer notre état de santé(une équipe médicale nous relèvera d’ailleurs de nouveau la température avant de monter dans l’avion et nous fournira un masque que nous devrons porter tout le temps). Quelques 20 ou 30 minutes après, on entend finalement l’avion atterrir. Des gens applaudissent. On se lève, on s’approche de la sortie de l’aéroport. On se prépare à attendre tout près de la porte, qui debout, qui assis. Un staff de l’ambassade demande à haute voix à ceux qui peuvent bien marcher de rester debout pour être prêts à monter dans l’avion. Ceux qui étaient en chaise roulante ou avec des béquilles pouvaient rester assis. Un passager à côté de mois teste ses genoux en faisant des petites flexions sur ses jambes, je le regarde curieuse. « Moi je peux bien marcher ! », il m’explique.

L’embarquement commence, les passagers passent le dernier contrôle des passeports et se dirigent vers l’avion. On entrevoit l’équipe médicale, on dirait en tenue anti-Ebola, qui les attend dans le couloir. Un léger sentiment d’angoisse me traverse en la voyant : en vivant au Burundi, on ne ressent pas vraiment la gravité de la situation. Une réalité externe, dont on entend seulement parler, m’était tombée dessus d’un coup. Les gens passent par le contrôle médical et avancent vers l’avion. Ça ira, je me dis.

À un certain moment, un officier de la police aéroportuaire lance un « Bonsoir ! » à la foule. À cette salutation inattendue après que toutes les formalités étaient remplies, les passagers désorientés répondent avec un timide « bonsoir ! », comme le demande la coutume burundaise. Moi, ne sachant pas m’expliquer cette prise de parole et en entendant la manière douce de parler de l’officier, je ne sais pas pourquoi j’ai pensé qu’il voulait nous dire au revoir. Une agréable surprise à la fin de mon séjour au Burundi ! L’officier dont la voix était trop basse pour que je puisse l’entendre continue son discours en kirundi. Je crois pouvoir comprendre qu’il demande de faire une ligne ordonnée pour procéder vers l’avion, mais que les Barundi se mettent à côté. Attendez, ai-je bien compris ? D’abord les bazungu et les Barundi ensuite ? Je dois avoir mal compris, en fait je suis trop loin pour bien entendre. Je vais attendre que les autres passagers bougent dans une direction et je vais les suivre. Pourtant, tous les Barundi se mettent sur le côté gauche, en attente, tandis que nous les blancs on nous fait avancer rapidement vers l’avion. Je me suis sentie mal à l’aise en passant devant tous ces gens-là qui étaient en queue devant moi. Je me tourne vers eux comme pour dire « désolée, ce n’est pas de ma faute », mais ils avaient l’air suffisamment pris par d’autres préoccupations. Je continue vers l’avion sous la pression du policier qui me fait signe d’avancer. Je passe le contrôle médical, je n’ai pas de fièvre, je monte finalement sur l’avion.

Les Barundi à côté

En entrant dans l’avion, des militaires nous indiquent où nous asseoir, puisqu’il n’y avait pas de siège assigné. Un à un, tous les bazungu montent sur l’avion. On commence à parler de tout et de rien avec les voisins, qu’est-ce que tu fais ici, toi tu travailles où, et ainsi de suite. Les passagers qui étaient restés en bas ne montent pas encore. Qu’est-ce qui se passe ? Tout était déjà en ordre, non ? « Ils ne veulent pas qu’ils quittent le Burundi, pour montrer qu’il n’y a pas de COVID ici », tente le monsieur à ma gauche. Mais ils ont déjà reconnu des cas, quelle différence va-t-il faire s’ils quittent ou pas ? Son explication ne tient pas. Mon voisin de droite révèle : « Ils cherchent de l’argent ». Dans le cadre d’un vol organisé par le gouvernement belge ? Cela ne me convainc pas non plus. Ensuite, mon voisin change d’avis et élucide la question à un autre passager : « Ils sont en train de contrôler les visas dans les passeports. Parce qu’en Belgique, la double nationalité n’est pas permise ». Le passager a l’air un peu perplexe : « Vous êtes sûr qu’en Belgique, on ne peut pas avoir la double nationalité ? ». Mon voisin s’embarque dans une explication selon laquelle des gens présentent tantôt un passeport, tantôt un autre, que je n’ai pas bien suivie. « De toute façon, s’ils devaient le faire, ils devaient le faire avant, non ? Pas à la sortie de l’aéroport ! » j’observe. On comprend qu’il n’y a pas de réponses, et qu’on n’a pas d’alternatives que d’attendre. 

Pour passer le temps, je chatte avec des amis sur WhatsApp, puis j’ouvre Twitter. Je tombe sur le tweet d’un photojournaliste : « Un avion affrété pour évacuer une partie des Belges et des Européens vivant au Burundi, les Européens de passage et ceux qui sont vulnérables au virus, environ 112 personnes, est à Bujumbura ». Les photos annexées sont celles que j’avais reçues toute à l’heure. Sensible aux imprécisions qui figurent (volontairement ou pas) dans la presse, partout dans le monde, et fatiguée de la manipulation de l’information à des fins politiques, je réagis : « Ce n’est pas pour les évacuer, c’est pour leur permettre le rapatriement s’ils en ont envie ». En effet, le terme évacuation est utilisé dans des contextes d’urgence où les circonstances imposent de quitter le lieu en vue de sauver sa vie. Comme c’est une solution ultime, l’évacuation ne peut normalement pas être refusée. Or ce contexte d’urgence n’est pas celui du Burundi contemporain, autrement, on aurait organisé une évacuation dans les pays voisins, comme mon contact à l’ambassade belge me l’avait une fois expliqué. Et le rapatriement se faisait sur base volontaire : je connais des gens qui avaient la possibilité de partir mais qui ont préféré rester au Burundi. Utiliser « évacuation » au lieu de « rapatriement volontaire » a donc une signification bien précise, que tout Burundais habitué à lire entre les lignes et à interpréter le message en se basant sur la personne qui énonce l’information aurait bien compris. Sauf que cela n’est pas fournir une information, mais une interprétation.

Je ferme Twitter, je soulève le regard vers les sièges laissés vides devant nous destinés aux  passagers qui avaient été bloqués en bas. Les sièges, peut-être une trentaine, sont toujours vides. Le militaire à l’entrée de l’avion attend toujours, le regard vers les passagers qui sont déjà dans l’avion, aucun signe qui montre que d’autres passagers soient en train d’arriver. Je regarde ma montre, une heure est presque déjà passée depuis que je suis montée. « Ça traîne vraiment, mais comment cela est-il possible ? », je me demande à haute voix. « Ils ne veulent pas qu’ils montent », m’explique le monsieur à ma gauche. « Comment !? Ce n’est pas à eux de choisir s’ils peuvent monter ou pas ! », je m’exclame. Le monsieur n’a pas de réponse. Je me replonge dans les médias sociaux pour faire passer l’attente. En plus je crève de faim. À un certain moment, le militaire à l’entrée de l’avion ferme la porte. Les procédures habituelles de préparation au vol n’avaient pourtant pas commencé. « Ils ne peuvent pas dire que c’est parce qu’il fait froid dehors », je suggère à mon voisin de droite. « C’est pour les moustiques », il me répond. Il a une réponse à tout, celui-là. « Vous savez qu’on a embarqué Marie, une amie, qui n’est pas en mesure de marcher seule et que la dame qui l’accompagnait et qui vit avec elle, on l’a bloquée là en bas », nous raconte le monsieur de gauche. « Or dites-moi, comment est-ce que cette vieille va faire maintenant. Ce n’est pas possible ! ». Là par contre, mon voisin de droite se tait. 

Le temps passe, personne d’autre ne monte. Le monsieur à ma gauche décide d’appeler un contact qu’il avait à l’ambassade belge et qui devait être à côté des passagers bloqués pour lui demander ce qui se passe. « Ils ne les laissent pas partir », il nous explique ensuite. « Mais le pilote a dit que s’ils ne résolvent pas le problème dans 15 minutes, on va partir sans les derniers passagers ». « C’est pas possible… », je réponds choquée, « On va les laisser ici !? ». En effet, on attend depuis deux heures. À 21h15, le problème n’est toujours pas résolu. À 21h30, avec 2h30 de retard par rapport à l’horaire prévu, l’avion décolle pour la Belgique sans une partie de ses passagers. 

Quelle injustice, je me dis. Quel droit ont-ils pour décider de la vie des autres comme ça ? Quelle que soit la raison qui peut avoir poussé les autorités à prendre cette décision, cela devait être communiqué à l’avance (un ami me fournira une explication plus tard, tout en nuançant : « Effectivement, ils peuvent refuser le départ à des Burundais. Cela leur est permis dans le droit international. Les Marocains et les Russes ont la même politique depuis quelques semaines. Seule différence, c’est qu’on ne décide pas en dernière minute ».). Ces gens se sont préparés à voyager après avoir affronté une bureaucratie hors du commun pour s’enregistrer sur ce vol, ils sont passés par toutes les étapes comme prévu et à la toute dernière minute se sont vus refuser leur embarquement, à la sortie de l’aéroport, leurs papiers en ordre et l’avion devant leurs yeux. Quel manque de respect exemplaire. Je ressens de la colère et de la pitié en même temps. Malheureusement, je n’y peux rien. J’essaie de m’endormir et je me prépare à rentrer en Europe. 

À suivre… 

 

Est-ce que vous avez trouvé cet article utile?
Quitter la version mobile