Dans l’une de ses dernières publications visant à saisir les contours sur l’emploi et l’insertion professionnelle des jeunes, le collectif Yaga s’interroge sur le type de formation pour quel emploi. Un article bien fouillé, ayant donné la parole aux professionnels de l’enseignement supérieur mais qui, une fois partagé sur la plateforme Facebook a suscité beaucoup de réactions dont le point commun est que leurs auteurs semblent criminaliser l’offre de formation comme étant la principale sinon l’unique cause de leur périphérisation. Certes, la formation n’est pas à écarter, mais elle n’est pas la seule qui explique le taux important de jeunes sans emploi.
Depuis 2012, le système d’enseignement supérieur au Burundi est entré dans l’ère du LMD (Licence, Master, Doctorat), que les pays d’expression anglaise appellent le BMD (Bachelor, Master, Doctorate). C’est d’ailleurs cette dernière appellation que le Burundi a choisie. Il faut vite le rappeler, le lieu de naissance de ce système ainsi que l’initiative de son institutionnalisation ne sont à chercher ailleurs qu’au Burundi. Le système est l’œuvre de quelques pays européens. Partant du constat que la mobilité des étudiants européens était freinée par des problèmes de reconnaissance de diplôme au niveau mondial et par la rigidité des systèmes nationaux, quatre pays (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) ont décidé de passer au système à trois niveaux : la licence, le Master et le Doctorat. C’est ce système, au départ circonscrit dans un espace européen, qui s’est globalisé dans un contexte de mondialisation. L’entrée du Burundi dans ce système répondait à un impératif d’intégration sous régionale, de réformes afin de réaliser une facile mobilité et circulation des étudiants/enseignants et une amélioration de son système d’enseignement, en plaçant notamment les apprenants au centre du dispositif académique.
L’une des caractéristiques de ce système est qu’il se propose de donner une formation professionnalisante, reposant sur des connaissances nouvelles et durables. Pour cela, les cours s’articulent autour de trois principaux moments : CM (cours magistral), les TP/TD, c’est-à-dire des travaux pratiques et/ou dirigés ; TPE renvoyant au temps pour l’étudiant. Le nombre d’heures pour chaque rubrique dépend des cours (des crédits aussi), parce que certains cours exigent un temps important de présentiel, alors que d’autres nécessitent une appropriation et donc, un travail personnel élevé. À la fin de chaque cycle, des stages professionnels sont prévus et sont, dans la plupart des cas, réalisés. Dans tous les cas, le BMD est exigeant. Alors que l’enseignant est sommé de préparer ses supports de cours et de les présenter sous une forme audio-visuelle, de réactualiser ses cours ainsi que sa bibliographie, les étudiants sont appelés à travailler et à s’approprier les cours à travers des travaux dirigés et personnels, pendant que l’institution universitaire (Université) doit disponibiliser des infrastructures permettant la dispensation des enseignements dans des contextes favorables à l’apprentissage. Le plus important est que dans ce système, l’école n’est pas le seul lieu d’acquisition des connaissances et le professeur n’est plus le seul maître de l’enseignement ; ce que l’étudiant ne parvient pas à acquérir pendant le cours magistral, il peut le compenser durant les heures de TP ou de TPE, ce qui signifie que les étudiants participent à leur propre formation.
Les conditions de formation posent problème certes…
Que l’un de ces piliers du BMD vient à manquer sa fonction, c’est tout le système qui s’en trouve grippé. Mais, quand vous êtes dans un pays où les enseignants ne bénéficient pas de formation continue, ne sont recyclés, faute de moyens et/ou de volonté ; lorsque vous êtes dans une institution universitaire où un seul rétroprojecteur, vieux de 20 ans, est partagé par toute une faculté ; lorsque votre cours est programmé dans une salle de classe dont les prises électriques ont cessé de fonctionner depuis 10 ans, vous comprenez que votre volonté ne vous sera pas d’une grande utilité. Mais ce n’est pas tout, quand vous avez une salle de classe de 50 étudiants, dont la quasi-totalité n’a jamais toucher ou vu de près un ordinateur ; quand votre classe est composée d’étudiants qui n’ont pas d’adresse e-mail, ne serait-ce que pour que vous puissiez leur partager des textes à exploiter ou des exercices à traiter ; quand vous avez des étudiants qui, à 8h30 minutes, rivalisent dans le bâillement ; quand vous avez une classe d’élèves qui prennent 10 minutes pour saisir ce que vous dites parce que le cours est dispensé dans une langue qu’ils essaient de s’approprier non sans difficulté, vous comprenez que l’actualité du programme ne résout pas le problème.
Donc, à ce niveau, on peut dire que ce n’est pas tant l’offre de formation qui pose problème, mais plutôt les conditions dans lesquelles cette formation est donnée et acquise.
L’exigence du piston ou quand la relation devient une compétence
Quand bien même cette formation serait correctement donnée et, de surcroît, en homologie avec le marché, cela ne serait pas une garantie pour diminuer le taux de chômage, parce que, contrairement à ce que laisse suggérer le sens commun, la formation académique n’est pas le seul critère d’embauche. Dans nos systèmes socio-politiques personnalisés, d’autres facteurs y concourent, tel que le capital relationnel. La « relation » est ici entendue, non pas dans le sens d’une personne avec qui on interagit de façon normale, mais plutôt comme le fait pour un individu d’avoir ou de connaître des personnes influentes et capables, aussi bien dans leurs domaines propres qu’au-delà, de faire (de défaire aussi) la carrière ou de donner un sens radieux au devenir de quiconque bénéficie de leur générosité. La relation est une notion générique, parce qu’elle englobe des réalités plurielles telles que le copinage, le favoritisme, le piston, le clientélisme, la recommandation, le tribalisme, etc. Dans nos sociétés néo-patrimonialisées, le recours à la relation est donc souvent incontournable, surtout dans les stratégies de recherche d’emploi. Ce d’autant plus qu’il existe principalement deux types d’emplois : les emplois communiqués et généralement moins rémunérés, et les emplois non communiqués, qui sont fortement rémunérés. Avoir des informations sur ces derniers suppose des compétences particulières – les relations ou le piston – qui n’ont que très peu à voir avec ce qu’on a étudié à l’école.
Pour ce qui est de l’insertion professionnelle des jeunes, l’exigence du piston comporte un glissement sémantique parce qu’une possible marginalisation objective se transforme graduellement, mais sûrement, en une marginalisation subjective. Alors qu’ils étaient supposés redouter davantage les problèmes et la contingence du milieu de travail qui exige, souvent, des éléments objectifs comme les diplômes, l’expérience professionnelle, bref une compétence technique objective et objectivable, voilà qu’on leur demande aussi une compétence personnelle, donc subjective, laquelle se mesure, dans le contexte burundais, par la qualité des individus qui constituent leur capital relationnel. Autrement dit, au lieu de prendre en considération les aléas du monde entrepreneurial et avec lui les comportements des employeurs comme de potentiels obstacles à l’obtention d’un emploi, ce narratif envoie le message aux jeunes que leur capacité à se trouver un emploi est tributaire de leurs compétences relationnelles. Dans cette perspective, le sans-emploi devient, pour utiliser une formule pour le moins cynique du sociologue français Serge Ebersold, l’« entrepreneur de son devenir ». Le chômage peut donc aussi s’expliquer, non pas par l’inadéquation entre formation et marché de l’emploi, mais plutôt par la gestion aléatoire des emplois disponibles.
L’éternelle mobilisation de la théorie du complot
Est-ce à dire que dans tout cela, le lauréat de l’enseignement supérieur est exempt de tout reproche ? Peut-on défendre que nos jeunes ne sont que de simples victimes? A l’évidence, non. Le problème de chômage est très profond : il ne se limite pas à la seule inadéquation des programmes avec le marché de l’emploi, pas plus qu’il ne se réduit pas à l’exigence du piston.
Premièrement, l’Université ne saurait se permettre de ne former que des étudiants prêts pour le marché de l’emploi. Il faut aussi penser à la relève et, donc, former les professeurs de demain. Une formation théorique/fondamentale – à ne pas confondre avec le système fondamental en vigueur dans l’enseignement primaire – est donc nécessaire. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il y a des écoles de formation professionnelle.
Sur un autre plan, il faut une refondation et une mutation dans les mentalités des jeunes Burundais. Comprendre les logiques d’une société dans laquelle on vit est une des clés de la réussite. Nos jeunes frères donnent l’impression de n’avoir pas compris que les trajectoires et les modèles de réussite sociale ont changé et que le travail de bureau, qui pendant longtemps a symbolisé la mobilité sociale, n’est plus l’unique option. Aujourd’hui, d’autres modèles émergent, notamment dans les domaines du ludique, du sport ; dans le commerce, dans l’agro-alimentaire, etc. Nous restons encore accrochés aux métiers de bureau ainsi qu’à leur lieu d’exercice : la ville. Or, une grande partie des lauréats de nos universités ont juste des diplômes, qui sont assis sur des compétences douteuses, parce qu’ils n’étudient pas pour connaître mais pour avoir le diplôme. Le diplôme est devenu pour eux un fétiche, une réussite en soi. Quand tu leur demandes de faire des efforts, ils pensent que tu leur en veux, que « tu as oublié les conditions dans lesquelles toi tu as fait tes études », comme si la société était statique et que tout le monde avait bénéficié des facilités de l’Etat. Ils sont convaincus que leurs aînés complotent contre eux. Ils sont fiers quand ils accusent le monde entier mais ne se remettent jamais en cause. Certains d’entre eux finissent l’Université sans jamais avoir lu un seul ouvrage, quand bien même ils sont dans des domaines qui exigent une compétence littéraire. Ils sont capables de passer 2 heures de temps devant le campus Mutanga et, conséquemment, de rater un cours qui se tient à l’IPA, pliant le doigt à chaque passage d’un véhicule dont ils ignorent le conducteur. Et vous leur demandez de se bouger, vous devenez leur ennemi. Vous leur donnez des conseils sur la façon dont ils pourraient s’organiser afin de se soustraire de l’adversité, ils vous demandent frontalement, ou (en tant que Burundais ayant été formé à l’école de l’imvugo ifobetse) de façon détournée, ce que vous avez personnellement déjà accompli, si ce n’est leur demander de faire ce qui vous (nous) a dépassé, dans la droite ligne du : « So akwanka akuraga ivyamunaniye ».
Les universités burundaises ne sont plus les seuls greniers de la main d’œuvre
Ce que ces jeunes lauréats oublient, c’est que, aujourd’hui, le marché de l’emploi est saturé, une saturation qui s’explique par le fait qu’il y a, dans notre monde capitaliste, une contradiction voulue et entretenue entre la croissance de la population active et celle des emplois. Aussi, les Universités burundaises ne sont plus les seuls greniers de la main d’œuvre ; les entreprises ne recrutant, dès lors, que ceux dont elles soupçonnent porteurs de plus-value. Pour le jeune donc, la question qui devrait le hanter, même durant sa formation est : Qu’est-ce que je vais apporter à l’entreprise ? Au-delà de mon diplôme (que tout le monde tend à avoir parce que la formation a été démocratisée), quelle est la plus-value qui me distingue des autres?
Tous les étudiants font des stages professionnels ou sont supposés le faire après le Bac 3. Pourquoi est-ce que les entreprises ne les retiennent pas après leur stage professionnel ? Est-ce seulement le fait du complot ou de la gestion néo-patrimoniale des emplois disponibles ? Est-ce l’inadéquation entre formation et marché de l’emploi ? Et si c’était aussi une question de compétence ? Si c’est une question d’incompétence, est-ce l’Université et le corps enseignant qu’il faut blâmer ? Dans les faits, on voit que les jeunes, écartés du milieu de l’emploi, cherchent les réponses à l’angoisse qu’occasionne l’état de chômage partout sauf de leur côté. Cette façon de penser que c’est l’autre qui est responsable de nos malheurs est une constance dans la pensée burundaise. Difficilement, un Burundais se remet en cause ; en tout et en tout lieu, il a une mentalité de droit et non de devoir, oubliant que ce qui accroit la valeur de l’Homme, ce n’est pas ce qu’il fait par principe, mais ce qu’il fait un principe. En cela, les médias n’aident pas beaucoup. Plutôt que de se focaliser sur les obstacles infranchissables, ils devaient mettre l’accent sur les modèles à suivre, c’est-à-dire les jeunes qui triomphent contre ces mêmes obstacles.