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Six ans après, le marché brûle toujours dans nos cœurs…

Le 27 janvier 2013, Bujumbura se réveillait dans la stupeur et  l’effroi. Au cœur de la ville, l’immense bâtisse qui abritait le marché central était en feu. Six ans après, nous vous repartageons le témoignage poignant de Jean Claude Ndayipfukamiye, dans sa nouvelle « Grenier de garanties grillé », 2ème prix du Prix Michel Kayoya 2013, organisé par le groupe de presse Iwacu.

Dimanche 27 Janvier 2013

5 heures du matin

Comme un bébé qui somnole en tétant et qu’on dérange, je suis grognon dans mon lit fleuri. […]

À 8 heures, c’est le cours de contrôle de gestion. Chaque seconde est précieuse pour les gestionnaires : je me lève, je prie.

Le soleil brille en languissant ce matin, peut-être s’est-il disputé avec la belle lune ? Les mélodieux chants d’oiseau me manquent ce matin, tiens !

[…]

Je prends mes documents et je marche… ces 40 minutes de marche vers l’Institut. Cette marche quotidienne me rendra vieux à 22 ans !

7 heures 10 minutes

Je traverse les quartiers, des familles dorment encore à cette heure le dimanche ; notre pays dort quand Dieu attend des prières.

Dans les rues, pourtant, vieux, adultes, enfants, hommes et femmes emmêlés, non endimanchés comme à l’accoutumée se dépêchent… Les mines sont graves : certains semblent vouloir pleurer, tous ont une même destination : le centre-ville.

Mon cœur bat, oui, fort il bat. Une croisade que j’ignore ? Non. Le 1er Juillet ?

Non. Hélas !

Chaque minute, chaque seconde, des milliers de gens défilent courant le long des avenues… Des motos, des taxis, des vélos roulant à toute allure, la foule courant au rythme de la musique des klaxons… De qui est ce cortège ? Je n’en sais rien. La ville s’affole, je ne m’adresse à personne, personne ne dit rien à personne, personne ne m’écouterait, j’ai honte d’être le seul à ignorer ce qui se passe.

Invisible, peut-être que le Messie est en train de descendre des cieux car je vois la foule les yeux de temps en temps levés au ciel. Je lève les miens aussi, une immense colonne de fumée s’élève très haut. Je passe en revue tous mes péchés récents, mes conneries de toutes sortes… Évidemment j’estime indigne de m’approcher, le moment est grave… Pitié Jésus, pitié Marie mère de la miséricorde ! Pitié mes chéries trompées et trahies, mon cœur incessamment supplie.

Tiens : que vois-je ? Je pensais que la nuée descendait du ciel mais, hélas !, on dirait que tout cela part d’en bas.

Dieu des misérables… Des cris d’horreur, de sanglots mêlés aux bruits, le centre-ville est envahi par des anges de l’enfer : le grenier grillé… Le grenier enflammé… Le grenier aux feux diaboliques… Des espoirs de famille qui s’enflamment…

Je suis comme une poupée : fixe, faux patriote que je suis, sous-informé de ce qui se passe au petit matin. Oh ! Ce n’est pas moi, pas d’option radio dans mon téléphone…

8 heures 10 minutes

Je rejoins la foule. Nous croisons ceux qui viennent du lieu avec des marchandises sauvées ou pillées. Piétons, vélos, taxis, tous, course de 100 mètres. On se hâte, il faut éteindre ce four de feu infernal, oui avec nos larmes.

Je suis sûr qu’on va pleurer abondamment durant cette sombre journée.

Des fleuves de larmes locales. Des océans de larmes télé-pleurées… Cette semaine qui va commencer… Cette année.

Ces mélancoliques vers ma muse me les dicta :

Autour de ce grand feu que les anges de l’enfer ont allumé juste pour brûler Dieu et ses anges
De pleurs de veuves leurs bébés aux dos
De pleurs de fœtus télé-chauffés
De pleurs de nos mutilés mendiants des âmes généreuses vivants
De pleurs des enfants de la rue s’abritant autour du marché la nuit venue
De pleurs de voleurs qualifiés de vol dans le marché enrichis
De pleurs de fournisseurs ne pas être remboursés craignant
De pleurs abondants. Oui de pleurs…
De pleurs sur les douces joues des managers de banques
De pleurs de futurs jolies couples à probables avortement
De pleurs de nos autorités assistant vainement à la fonte des vies des enfants du pays
De pleurs de prestataires de services autour du grenier de la ville
De pleurs… De larmes à mille degrés Celsius du fond des cœurs des commerçants pleuvant
De commerçants contemplant la flamme,
La flamme de leur sueur…
La flamme des bijoux
La flamme des billets y conservés
La flamme de la farine de la veuve
La flamme de l’espoir du manchot
La flamme de la garantie de l’orphelin
La flamme du sang de la veuve
De pleurs de commerçants qui dénombrent…
Combien de bibelots dans le grenier incendiés
Combien de lots de vêtements dans les greniers incendiés
Combien de vivres vives incendiées
Combien de lait, d’huiles, de jus, de kinju… grillés dans le grenier
Combien de bijoux, combien de…
Ȏ pauvres mamans dont les consciences fondent au rythme de la fonte des métaux lourds de la toiture du grenier de la ville
Pauvres commerçants sans assurance incendie
Pauvres orphelins dont la source de joie tarie
Pauvres commerçants à comptes bancaires : des trous creusés dans le marché
Pauvre foule fixant tristement des vies humaines qui se consument indirectement infernalement…
Pauvre capitale du pays sans capacité d’éteindre le début d’un incendie…

Chaque minute, la flamme s’amplifie. Des explosions. Une fumée épaisse plane au-dessus de la ville. Difficile d’organiser des secours. Des commerçants essaient vainement de sauver leurs marchandises. La foule crie « Protection civile ! ». Oui la protection civile est sur place avec quelques véhicules de pompiers qui semblent impuissants pour venir à bout de l’incendie.

Les forces de l’ordre assurent difficilement la sécurité de la foule affolée. Des ambulances évacuent momentanément des personnes évanouies de langueur.

Les stations sur les ondes radio appellent au secours : « Intervention internationale ! » depuis ce matin-là.

Puis, soudain, tardivement, voilà une intervention aérienne qui arrose la place, cette pépinière de « légumes » qui, jamais, ne repoussera. La foule proteste, furieuse du retard, soulagée de cet oiseau de fer qui fait des cabrioles dans les airs. Peut-être le croyait-on docile, ce feu…

J’aime beaucoup ce petit avion, zélé, rapide… 10 minutes un tour, un tour avec de l’eau pour éteindre le feu. Cet avion, je l’adore encore et encore, il semble habité par l’esprit d’entraide de nos aïeux.

Petit à petit, l’incendie est éteint, un espoir éphémère regagne les propriétaires autour du  grenier, la future cible du fer aussitôt qu’il eut rongé le cœur de la place.

Un peu de calme, un peu de calme, les autorités tranquillisent le peuple, d’urgence on annonce des secours : très bonne promesse…

Un discours longtemps attendu depuis ce matin.

Cette promesse redonna du courage à la foule, du courage pour regagner leurs domiciles.

Silencieusement, la foule se disperse, les joues avec des sillons de larmes séchées.

Horrible retour, l’amertume enveloppe les cœurs !

Des heures, des jours passent, les cœurs sont noirs au-dedans, on rêve d’une vie nouvelle qu’on ignore, des nuits sans lune et sans étoile, des matins sans chant de rossignols, des soirées sans brise du lac, des week-ends sans chant.

Il y a des jours où le malheur ne vient jamais seul.

Des images qui peinent : le long des rues du centre-ville, des mamans fatiguées par de longs trajets car réveillées très tôt, des bébés innocents sur leurs dos, sur leurs têtes des paniers de fruits et légumes périssables exposés au soleil accablant, et tantôt à la pluie, elles vendent tout cela, qu’importe, juste pour recommencer leurs vies, sauver les leurs de la faim qui les guette chaque soir. Misère, mauvais sort ! La clientèle n’y est plus : c’est comme vendre du porc à la mosquée ! Ou exposer du tabac aux Pentecôtistes.

Elles errent ici et là, le long de rues jusqu’à la tombée de la nuit. Oui. Gagner son pain à sa sueur, c’est bien. Mais voici les tenues bleues armées de matraques, les voici qui chassent ces malheureuses mamans, ils disent que c’est pour garantir la sécurité nationale et internationale. Rue après rue, elles sont chassées. Protestations, disputes, on leur crie à ces veuves : « Exécution d’abord! ».

Les policiers en bleu délavé ne regardent pas le pauvre bébé sur le dos, les visages brûlés par le soleil, ni la vendeuse enceinte.

Il y a des pertes. Des fruits qui, par paniers, sèchent et pourrissent. Sans revenu et sans vivre, mains bredouilles, elles rentrent fatiguées, sur leurs têtes des vivres non vendues qu’elles vont, par le suite, jeter. Chance aux fouilleurs de dépotoir des immondices.

Béni sois-tu, petit avion, de ton aide sublime.

Bénies soient les âmes généreuses qui ont versé joyeusement des fonds sur des comptes d’assistance dans les banques créées.

Bénies soient toutes les initiatives engagées pour consoler les victimes de ce désastre.

Bénis soient tous les yeux qui, de leurs larmes, ont compati avec ces malheureux commerçants.

Bénies soient les ondes qui n’ont cessé de crier au secours…

Bénies soient les promesses dont on attend, depuis plus d’une année, l’imminente arrivée

Bénis soient les secouristes des vies humaines sauvées

Béni sois-tu, Seigneur, de ce que tu aimes ton peuple…

Après la pluie, le bon temps. Mais il arrive des cas où le mauvais temps ne cède pas au beau soleil. La patience est amère mais délicieux sont ses fruits.

Chaque battement de mon cœur s’accompagne de frissons, à chaque fois que je croise le regard de ces dames épuisées, quand je me rends en ville. Aaah, que j’aurais aimé leur acheter deux tas de tomates, quelques oranges, deux carottes, des mangues aussi : mais je ne suis qu’un pauvre étudiant sans pouvoir d’achat pour équilibrer mon alimentation.

 

par Jean Claude Ndayipfukamiye

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