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Piraterie, brigandage: «Le golfe de Guinée reste la zone qui inquiète le plus l’industrie maritime»

De toutes les mers du monde, le golfe de Guinée est la zone maritime la plus exposée à la piraterie et au brigandage. Elle est devenue pour l’industrie maritime la zone la plus dangereuse du monde. Entretien avec Gilles Chehab, le commandant du MICA Center, en charge de la sécurité maritime de cette région.

Le capitaine de corvette (CC) Gilles Chehab, qui est depuis trois ans le commandant du MICA Center (Maritime Information Cooperation & Awareness Center), hébergé au sein de la préfecture maritime de l’Atlantique à Brest, a toujours eu un parcours opérationnel. Commandant de deux unités à la mer, il a eu une expérience ouest-africaine en étant affecté pendant deux ans au Sénégal et a été officier à la division entraînement à la force d’action navale (FAN).

RFI : Quelle est la mission du MICA Center que vous commandez ? Pourquoi la Marine nationale s’est-elle dotée de ce service ?

CC Gilles Chehab : Le MICA Center est une unité assez récente dont la mission est de contribuer à la sûreté en mer. Si l’on remonte dans le temps, la Marine nationale a toujours eu des échanges avec l’industrie maritime et notamment avec les armateurs français. Cela a toujours existé : jusqu’en 2019, ce lien inscrit dans un cadre régalien s’appelait « le contrôle naval volontaire » et faisait l’objet d’une instruction interministérielle. Ainsi la Marine nationale et les armateurs se rencontraient régulièrement même si, jusqu’à la fin du XXe siècle, peu de nouvelles résolutions avaient été prises car le sentiment de sécurité des mers prévalait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et avec la logique de la guerre froide.

Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, les rapports de force ont été profondément remaniés, certains États, autrefois soutenus par un camp ou un autre, et dont l’économie et les gouvernements étaient portés à bout de bras par les grandes puissances, sont aujourd’hui faillis ou en grande difficulté. Ainsi a émergé une criminalité maritime d’une ampleur inconnue jusqu’ici. Cela a commencé du côté de Malacca (Asie) puis de la Somalie avec le golfe d’Aden et le bassin somalien.

Depuis le début du XXIème siècle, le nombre d’attaques a connu une forte augmentation. Les armateurs français se sont sentis très concernés notamment suite à l’affaire du « Ponant » qui a marqué les esprits : le « Ponant » était un grand voilier appartenant à la société du même nom, qui a été attaqué en 2008 au large de la Somalie. L’équipage a été kidnappé par les pirates ; une opération impliquant les commandos marines (commandos Hubert) a permis de les libérer. C’est une opération qui s’est montée très rapidement. La marine nationale a la capacité de réaliser ce type d’opération mais estime qu’il faut s’attaquer au risque à sa racine plutôt que de courir après chaque navire pour en sauver l’équipage : le principal objectif est que les marins civils ne soient pas kidnappés et que les navires de commerce ne soient pas inquiétés.

L’industrie maritime qui se sentait jusqu’alors très protégée a pris véritablement conscience du fait que les mers n’étaient peut-être plus si sûres. Elle s’est naturellement rapprochée de la Marine nationale. À partir de ce constat, il a fallu revoir comment on pouvait aider l’industrie maritime et les échanges se sont multipliés avec les armateurs. En 2008-2009, la piraterie s’est développée dans le golfe de Guinée. Pour sécuriser [ses] eaux, les États riverains se sont réunis à Yaoundé en juin 2013. Ce sommet s’est traduit par la définition d’un processus global permettant de lutter contre l’insécurité maritime en Afrique (la piraterie et les attaques à main armée-brigandage).

En soutien à ce processus, et à la demande de l’industrie maritime, la Royal Navy et la Marine nationale ont créé un mécanisme de report virtuel nommé le MDAT-GOG (Maritime Domain Awareness for Trade – Gulf of Guinea). La même année, en 2016, la fusion du Contrôle naval volontaire et du MDAT-GOG a donné naissance au MICA Center.

Concrètement, en quoi consiste l’intervention du MICA Center ? 

L’objectif du MICA Center est de contribuer à la prévention, à la connaissance et à l’anticipation de ce qui se passe sur l’ensemble des océans. Le MICA Center emmagasine de l’information qui lui vient du monde civil (compagnies, navires, médias ou autres centres de fusion qui sont parfois privés…) et récupère de l’information à caractère étatique, grâce à la Marine nationale, mais aussi via les marines alliées et la coopération avec d’autres pays. Tout cela est intégré dans une base de données animée par un logiciel puissant qui permet de suivre en temps réel ce qui se passe sur l’eau, notamment pour tous les navires qui adhèrent à notre protocole.

À cet effet, le MICA Center offre la possibilité aux navires français et étrangers qui naviguent dans le golfe de Guinée, mais ailleurs également, de bénéficier d’un certain nombre de services : échanger très régulièrement avec le MICA Center lors du suivi cinématique du navire ; recevoir des évaluations sécuritaires et des alertes en temps réel ; recevoir des évaluations particularisées ; recevoir les dernières statistiques pour avoir in fine une excellente connaissance de ce qui se passe sur les mers.

Le MICA Center n’a pas vocation à coordonner des actions, mais c’est lui qui reçoit l’information, qui va la diffuser et la retransmettre vers ceux qui vont coordonner la réponse.

Par exemple, lorsqu’un navire contacte notre cellule MDAT-GoG depuis le golfe de Guinée parce qu’il est attaqué, nous récupérons l’information et nous allons la diffuser vers les centres de coordination maritimes de l’architecture de Yaoundé, ce qui permet pour les capitaines de n’avoir qu’un seul numéro à composer. Pour les navires, c’est très important : ils n’ont pas à se demander qui il faut appeler, ils ont un numéro et c’est le nôtre.

Tous les navires qui se rendent dans le Golfe de Guinée, qui constitue une immense zone maritime de 3 500 000 km2, sont appelés à s’enregistrer auprès du MDAT-GoG, pour nous informer de ce qu’ils font tous les jours et peuvent nous appeler dès qu’ils ont un problème. Nous coordonnons en appelant tous les centres. Nous n’avons pas les moyens de faire intervenir un navire de guerre, mais les autorités compétentes sont informées au plus vite.

On parle de piraterie, de brigandage… Quels sont les différents types d’agression que vous observez ?

Les termes « piraterie » et « brigandage » n’ont pas la même signification d’un point de vue juridique. La piraterie, c’est au-delà des 12 nautiques, en haute mer ; le brigandage, c’est dans les eaux territoriales. Si on regarde globalement dans le monde, il y a très peu de piraterie, de kidnapping, mais il y a beaucoup de brigandage. Quand on parle de Malacca et de Singapour, il s’agit de vols dans les eaux territoriales, donc du brigandage. Quand on parle de piraterie aujourd’hui, c’est essentiellement dans le golfe de Guinée. Il y a deux raisons à cela : parce que sur cette zone beaucoup d’actes sont faits au-delà des 12 nautiques, en pleine mer, donc cela devient de la piraterie, mais aussi et surtout parce qu’il y a beaucoup de marins qui sont kidnappés. Cet acte de kidnapping, qu’il ait lieu dans ou en dehors des eaux territoriales est tout naturellement assimilé, dans le langage courant, à un acte de piraterie et non de brigandage.

Au niveau mondial, on ne voit pas beaucoup d’évolutions d’une année sur l’autre. Les chiffres de 2019 et de 2020 sont très similaires. Beaucoup ont pensé que la pandémie allait réduire les actes mais cela n’a pas été le cas. Sur le premier semestre de 2021, le nombre d’actes dans le golfe de Guinée est inférieur à l’année précédente pour la même période. Dans le golfe d’Aden, c’est très calme mais le canal du Mozambique voit les actes violents se propager notamment avec l’enregistrement d’événements, dans cette zone, d’actions terroristes. Enfin en Amérique du Sud, on constate quelques actes assez violents qui restent similaires à l’année précédente.

Au niveau mondial, on a dénombré 375 actes de piraterie et de brigandage en 2020. Soit à peu près un par jour. Si on prend uniquement le golfe de Guinée, ce sont 114 actes sur l’année et 142 marins qui ont été kidnappés. Le golfe de Guinée reste donc la zone aujourd’hui qui inquiète le plus l’industrie maritime.

Beaucoup de pays prennent des mesures pour rendre les mers plus sûres. L’opération Atalante par exemple, dans le golfe d’Aden, a fait chuter à un très faible niveau les attaques. Dans le golfe de Guinée, la coordination de tous les pays riverains est forte, sous la houlette du code de conduite de Yaoundé de 2013, véritable processus d’engagement de tous les pays du golfe de Guinée pour obtenir une meilleure sûreté sur l’eau. Est venue s’ajouter cette année une aide européenne avec la mise en place de la CMP (Coordinated Maritime Presence ou présence maritimes coordonnées). Ce projet a pour but d’assurer la continuité, la complémentarité et la synergie entres les actions des États membres de l’Union européenne en soutien au États de la région.

Que se passe-t-il dans golfe de Guinée pour que cette zone maritime soit aujourd’hui considérée comme la plus dangereuse du monde ?

Ce que nous observons sur l’eau, c’est que dans certaines zones, les attaques de types brigandage sont souvent liées à des jeunes gens qui ont perdu leur travail, souvent des pêcheurs qui n’arrivent plus à vivre du produit de la pêche et qui s’adonnent au brigandage pour faire face à la fin du mois. Le brigandage est assez courant dans le golfe de Guinée. Cela s’étend de Conakry en Guinée jusqu’en Angola. Ce sont en général des gens qui évitent le contact avec l’équipage : ils montent à bord et volent tout ce qu’ils peuvent et qui se jettent à l’eau s’ils sont repérés par l’équipage.

L’autre catégorie, ce sont les pirates. On dit depuis plusieurs années que les pirates sont des Nigérians qui viennent du delta du Niger. Ce sont des groupes constitués qui viennent des zones pétrolières du delta du Niger et qui attaquent les grands navires de commerce pour kidnapper les marins et obtenir des rançons. Ces pirates sont relativement bien organisés : ils partent au large à bord de skifs, des petites embarcations pouvant contenir une dizaine de personnes avec deux gros moteurs hors-bord à l’arrière. Ils peuvent partir à deux skifs, l’un pour l’attaque et l’autre chargé de fûts de carburant, car ils sont souvent appelés à parcourir des distances très importantes. Leur objectif est d’aller suffisamment au large pour attaquer des navires qui sont moins vigilants, car quand on est à 150 ou 200 nautiques, donc à 300 ou 400 kms de la côte, on se dit qu’on ne risque pas grand-chose. Or, aujourd’hui, on trouve des pirates qui vont sur ces distances pour attaquer de manière très coordonnée : il y a ceux qui sont responsables de l’échelle qui fait près de 10 mètres et qui vont devoir la crocher sur le navire malgré le mouvement des vagues en pleine mer. Puis d’autres montent à bord, foncent à la passerelle, coupent tous les moyens de communication et cherchent tout de suite à kidnapper des marins.

Quand les personnels des bateaux subissent une attaque, ils se réfugient dans une citadelle, une salle blindée et appellent au secours. Mais quand des marins sont kidnappés, ils sont alors embarqués sur les skifs qui rejoignent la côte où les otages seront gardés dans des camps, le temps que les pirates négocient des rançons avec les armateurs.

L’objectif pour les pirates ce n’est pas de tuer mais de kidnapper car ce qu’ils veulent, c’est une rançon. Mais ils sont déterminés et peuvent parfois se montrer violents. Ils sont dotés d’armes de guerre. En début d’année, malheureusement, un marin a été tué dans l’une de ces attaques. L’équipage s’était réfugié dans la citadelle. Mais les pirates ont réussi au bout de six heures à forcer la citadelle. Cela a entrainé des échanges agressifs et ils ont tué un marin.

Quelles sont les fréquences de ces attaques ?

Dans le golfe de Guinée, l’année dernière, le MICA Center enregistrait en moyenne un incident tous les trois jours. Les kidnappings sont moins fréquents et dépendent de la saison. Sur cette zone, entre octobre et mars, c’est ce que l’on appelle la saison sèche : une saison où il fait plutôt beau, l’air est plutôt sec et les vents parfois nuls et donc la mer est plutôt calme. Pour les pirates, c’est la période idéale, donc vous avez davantage d’actes de piraterie. Actuellement, nous voyons moins d’actes parce qu’il pleut, la mer est un peu plus formée : il est donc beaucoup plus compliqué de monter à l’abordage d’un navire.

Depuis le début de l’année, on déplore 45 actes. Et on n’a pour l’instant compté que cinq attaques qui ont réussi mais au cours desquelles 50 marins ont été kidnappés, ce qui est beaucoup mais en dessous des valeurs enregistrées en 2020.  

Comment s’organise-t-on pour faire face à ces menaces dans le golfe de Guinée ?

L’amélioration de la sécurité de la marine marchande repose en grande partie sur les échanges entre les États (riverains, partenaires), leurs marines et l’industrie maritime. Mais pour cela, il faut prendre en compte plusieurs facteurs spécifiques comme l’immensité du golfe de Guinée (du Sénégal à l’Angola, cela représente pratiquement la superficie de l’Europe). Si l’on prend uniquement la zone où se concentrent les attaques au large du delta du Niger, c’est au moins grand comme l’Espagne, donc un navire de guerre sur cette zone ne peut pas suffire. C’est comme si vous mettiez une voiture de police au milieu de l’Espagne. De plus, le golfe de Guinée n’est pas un détroit, il n’y a pas de convoyage possible avec une zone d’entrée et de sortie comme cela peut l’être dans le golfe d’Aden.

Dans le golfe de Guinée, les navires qui viennent du sud, de l’ouest, du nord et se rendent dans différents ports. C’est là que se trouvent cinq des principaux ports du continent et donc énormément de densité et de trafic et on ne peut pas créer de convoyage sécurisé. Dans le golfe de Guinée, il n’y a pas d’État failli comme dans le golfe d’Aden mais 19 pays qui communiquent et qui améliorent le travail sécuritaire avec notre soutien.

Les pays du golfe qui reçoivent ces navires refusent qu’il y ait des gardes armés privés sur les navires entrant dans leurs eaux. Donc les navires ne peuvent pas embarquer d’hommes armés pour se protéger comme c’est le cas pour ceux qui passent au large de la Somalie. Ils ne peuvent que solliciter l’assistance des autorités locales et donc uniquement dans les eaux territoriales. C’est aussi une des raisons qui amènent les pirates à attaquer les navires au-delà des eaux territoriales.

Les associations maritimes apportent leur contribution pour anticiper et répondre aux questions des équipages. En particulier, certaines mesures ont été prises comme la publication du BMP WA (Best Management Practices West Africa), un document publié l’année dernière qui est un recueil de consignes à l’intention des navires de commerce qui naviguent dans le golfe de Guinée (mettre des barbelés, s’entraîner à se réfugier en citadelle, prévoir la mise en place de lances à incendies…).

De plus, des navires de guerre de différents pays européens s’organisent pour être présents dans le golfe. La marine française est notamment déployée dans le cadre de l’opération Corymbe depuis une trentaine d’années et assure une présence française dans le golfe. Actuellement sont présents une frégate italienne, un patrouilleur espagnol et d’ici la fin de l’année une frégate danoise. Des Britanniques doivent venir également : toutes les marines militaires se coordonnent de façon à mieux rayonner sur la zone et notamment dans la zone la plus sensible où se passent principalement les kidnappings.

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