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Philosophie: «L’invention de l’Afrique» enfin en français

La traduction française du célèbre essai du philosophe et écrivain congolais Valentin-Yves Mudimbe, paru en anglais en 1988, sort enfin chez Présence africaine. Un livre événement, préfacé par l’historien Mamadou Diouf, qui raconte son histoire.

L’Invention de l’Afrique, un classique de la pensée postcoloniale, paraît enfin en français, 33 ans après sa première parution en anglais. Son auteur, Valentin-Yves Mudimbe, né en 1941, romancier, philosophe et immense érudit, a été formé chez les bons pères catholiques du Congo belge puis à l’Université de Louvain. Il a quitté en 1979 son Congo natal, devenu le Zaïre répressif de Mobutu, pour enseigner aux États-Unis. Après son célèbre L’odeur du père : essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire (Présence africaine, 1982), il publie en 1988 son livre phare, L’invention de l’Afrique (Bloomington, Indiana University Press) sous-titré « Gnose, philosophie et ordre de la connaissance ».

Tout un programme, d’une amplitude sans précédent, en tant « qu’archéologie de la production des connaissances africanistes et africaines ». Comme l’explique dans sa préface l’historien sénégalais Mamadou Diouf, enseignant aux départements d’études du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique de l’Université de Columbia à New York, et directeur de la collection Histoire, Politique et Société de Présence africaine, « Mudimbe se livre véritablement à une leçon de lecture de ce qu’il nomme la « librairie coloniale » ».

Celle-ci est « constituée de l’ensemble des représentations et des textes qui ont collectivement « inventé » l’Afrique comme le lieu par excellence de la différence et de l’altérité ». Ce faisant, il s’en prend « avec une certaine allégresse aux littératures en quête d’une Afrique « vernaculaire », d’une modernité néopharaonique inaugurée par une Égypte ancienne triomphante ».

Contre la «fétichisation de l’Afrique précoloniale»

Autrement dit, Mudimbe engage la discussion avec Cheikh Anta Diop, auteur d’Antériorité des Civilisations. Mythe ou vérité historique ? et les thuriféraires de la « fétichisation de l’Afrique précoloniale et de l’oralité ». Il envoie dans les cordes les afrocentristes, en expliquant que leur discours n’est qu’une réaction dans un rapport de domination, mais pas une production de connaissances émancipée.

Mudimbe s’interroge sur la production des connaissances sur l’Afrique et leur contexte historique, produit par la structure coloniale (colonizing structure) – conquête territoriale, intégration des économies africaines dans celles des métropoles et reformation des esprits africains. « Il considère que même dans leur critique de la « librairie coloniale », les Africains n’en sortent pas ou difficilement », explique Mamadou Diouf à RFI.

La traduction en français s’imposait depuis de longues années, d’autant que « l’esprit » du livre s’inscrit dans les traditions de confrontations intellectuelles et les « librairies » africaines francophones, rappelle Mamadou Diouf. Son caractère innovateur, qui n’a pas pris une ride, vient à son avis de « la rencontre de la culture intellectuelle francophone de Mudimbe avec le monde anglophone. Ce livre s’inscrit dans la réflexion large et globale, inaugurée dix ans après la parution d’Orientalisme (1978) d’Edward Saïd, qui a eu une influence certaine sur le travail de Mudimbe, des travaux de Gayatri Chakrabarty Spivak, des Subaltern Studies et les réajustements et ruptures des études africaines ouvertes par la crise qui secoue l’Association d’Études Africaines (ASA) en 1968. Autant de révisions et de propositions qui aménagent un espace à la réflexion du Global South ».

Un enjeu politique

L’enjeu est politique : si les Indiens, ex-colonisés, peuvent ouvrir un espace intellectuel qui leur est propre et, dans une certaine mesure imposer leur rythme aux études sur l’Inde, « il n’y a pas beaucoup de place pour les Africains dans les études sur l’Afrique, un continent qui reste une sorte de réserve intellectuelle de l’Occident », poursuit Mamadou Diouf.

En plein débat « décolonial », ceux qui prendront le temps de lire Mudimbe y trouveront des ressources inépuisables, aussi bien sur la production, circulation, réception et adaptation du discours colonial que des récits identitaires. Les deux ne tirent-ils pas sur la même ficelle, s’interroge Mudimbe.

L’ouvrage prend de la hauteur sur la « librairie coloniale », en examinant autant sa nature que son contenu. « Elle est présentée comme le résultat de transactions variées entre des mondes qui s’engagent mutuellement dans un contexte de domination, précise Mamadou Diouf. L’essai repose sur la transaction, ce pan très important de l’approche historique américaine, peu présent dans les approches historiques des empires qui pensent plutôt en termes de résistance, de collaboration et d’aliénation. Et ce, alors que le système tourne autour d’une circulation, d’une certaine porosité entre le colonisateur et le colonisé. Si l’orientalisme est une construction occidentale, il a emprunté des ressources aux cultures indigènes, par exemple ».

S’émanciper pour de bon

V. Y. Mudimbe propose donc rien moins qu’une émancipation intelligente, pour enfin sortir de ce jeu perpétuel de ping-pong postcolonial entre accusateurs et accusés. Il s’agit plutôt de fonder des « humanités » africaines ancrées non plus dans le rapport avec l’Occident, mais une Afrique inscrite dans le temps du monde, dont les langages tracent des universels et des modernités plurielles.

A-t-il réussi ? La réponse de Mamadou Diouf est on ne peut plus claire : « Ce livre, qui a déjà produit une littérature importante, figure parmi les lectures obligatoires dans toutes les formations en études africaines aux États-Unis ». Et ce n’est pas tout. Présence africaine va sortir, sous le titre La bibliothèque coloniale en débat/Debating the African Colonial Library, un ouvrage collectif bilingue qui part de toute une série de questions posées par les travaux de Mudimbe, qui signera lui-même un article.

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