Site icon LE JOURNAL.AFRICA

Quand les Kôrêdugaw du Mali tendent la main aux jeunes de l’Essonne

Ils sont sacrés, gloutons, exubérants et imprévisibles. Maîtres du rire, les Kôrêdugaw ou derniers bouffons sacrés du Mali se fondent sur la transgression pour apaiser les conflits. Dans le cadre du festival EM Fest (Essonne Mali Festival) qui s’achève le 7 février 2021, le danseur Modibo Konaté se produit actuellement dans des écoles du département avec « La danse des Kôrêdugaw », engageant la conversation avec la jeunesse.

Ce sont les maîtres du rire. Considérés au Mali comme des régulateurs sociaux, les Kôrêdugaw sont les seuls à pouvoir tourner en dérision toutes les figures du savoir et du pouvoir. Confrérie secrète, classée depuis 2012 au Patrimoine immatériel de l’Unesco, cette société aux rites ancestraux occupe une place importante dans l’identité culturelle des populations bambaras, malinkés, sénoufos et samogos. Aussi la performance du danseur malien Modibo Konaté sur « La danse des Kôrêdugaw » a permis aux élèves du lycée professionnel André-Marie Ampère, situé à Morsang-sur-Orge, dans l’Essonne, en région parisienne, de découvrir d’autres pratiques pour désamorcer et transformer les rapports humains.

Tous embarqués dans une même histoire 

Dans le hall du lycée, des portraits grandioses de Kôrêdugaw, réalisés par les photographes Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger, ornent les murs de l’établissement. Sur le sol, dix-neuf sculptures peu communes, composées de tissus colorés et d’objets de récupération donnent la réplique aux visuels. Ces matières, réalisées par le plasticien bamakois Ibrahim Bemba Kébé, représentent des personnages en mouvement, semblables à ceux de la confrérie des Kôrêdugaw. Au centre de ces œuvres, un danseur, Modibo Konaté, propose une performance dévoilant un pan de cette société secrète. À quelques mètres de lui, les élèves d’une classe de terminale sont installés pour assister au spectacle, tout en respectant les normes sanitaires. Après quelques minutes de silence, la prestation peut commencer. Et c’est d’abord un cri. Celui du danseur qui interpelle les sculptures. Il engage une discussion avec les œuvres. Le corps de Modibo s’anime alors sous l’impact de vives pulsions. Mais les mouvements se libèrent, emportés par la mélodie du compositeur malien Cheichnè Sissoko. Les élèves médusés plongent dans un voyage hors du temps. L’Afrique prend bien possession des lieux.

Martine Guilbaultt, proviseur de l’établissement, est sous le charme : « Nous avons beaucoup de chance de pouvoir découvrir cela ici. D’autant que certains élèves ont une ascendance en Afrique. » Anne-Lise Maraux, professeur de français qui, en amont, a travaillé le sujet avec ses élèves, est ravie. « Les jeunes posent des questions intéressantes, dit-elle. Ils sont avides de curiosité. Cet événement, initié par le théâtre de L’Arlequin, nous offre à nouveau une aventure incroyable. Et on est tous embarqués dans la même histoire. » 

À l’issue de la performance, une conversation s’engage entre les élèves et le danseur. Les questions fusent : serait-il possible d’imaginer ces rituels en France ? Serait-il envisageable que des Kôrêdugaw débarquent dans un foyer ou dans un quartier pour apaiser un conflit ? Serait-il pensable qu’un costume composé de lambeaux de tissus et de détritus d’objets puisse être endossé pour se moquer du gouvernement ? Enfin, est-il concevable qu’un enfant abandonné dès sa naissance puisse être, ici, facilement adopté par un groupe d’humains ? Telles sont les actions des Kôrêdugaw au Mali. Leur mission étant de « recycler », par l’humour, la société. La faire renaître loin des futilités matérielles. Grâce aussi à la force du Dugwa, leur emblème : « Ça veut dire vautour, explique Ibrahim, le plasticien. « Kôrêdugaw » se traduit par « société initiatique du vautour ». C’est, pour nous, le symbole de la renaissance. On raconte que lorsque l’oiseau vieillit, il se cache dans le creux d’un arbre et change son plumage pour renaître. Notre mission est donc de faire renaître l’humain sur le chemin du respect et de la tolérance. » 

Vincent, un lycéen, s’interroge. L’idée du recyclage des déchets attachée aux Kôrêdugaw le renvoie aux missions du tri sélectif menées en Europe : « Sauf qu’eux le font à travers leurs provocations en portant des déchets sur leurs vêtements. C’est aussi un moyen de faire passer un message écologique. » Hassib, un autre élève, fait le lien avec la pensée de ses aïeux : « Ça ressemble un peu à ma religion, quand on nous dit de respecter ce qui nous entoure ».

« J’ai peur qu’ils soient engloutis par notre société » 

Si l’humour est pour les bouffons sacrés le moyen d’apaiser les tensions, les adolescents estiment qu’en France les méthodes employées sont trop  répressives. « Chez nous, quand il y a un dérapage, c’est direct l’agressivité, dit Vincent. Certaines méthodes de cette confrérie pourraient nous être utiles. » C’est aussi ce que pense Maxime, un autre camarade : « On peut les faire intervenir dans les prisons ! Ça calmerait les détenus. » En revanche, pour ce qui est des interventions au sein d’une famille ou lors d’un conflit entre amis, les lycéens sont sceptiques : « Imagine,  lance Maxime, tu « vannes » un pote. Puis, quand la tension monte, tu as un Kôrêdugaw qui débarque et qui se déshabille à côté de toi pour désamorcer. »  Éclats de rire général. Le jeune Amadou, lui, est convaincu d’une chose : « Je ne pense pas qu’ici on accepterait que quelqu’un entre dans ta maison et jette de la terre dans la marmite pour calmer une dispute ! »  C‘est en effet ce que confirme Modibo : « Si un Kôrêdugaw décide de s’installer chez toi pour faire cesser un conflit, il va te mettre un tel foutoir que tu n’auras pas d’autre choix que de te calmer. » Terry, un autre élève, constate, inquiet, que la société occidentale est trop formatée : « On nous met trop la pression. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes sont en dépression. Les Kôrêdugaw pourraient nous aider. » Mais il ajoute : « Le problème, c’est qu’ils seraient engloutis par notre système. » Vincent aurait bien une solution : « Le mieux serait d’aller se former là-bas pour apprendre avec eux. »

Sous les regards attendris de Modibo et de l’enseignante, les jeunes ont échafaudé des ponts entre l’Afrique et l’Occident. Pour le plus grand plaisir aussi de Jean-Louis Sagot Duvaurout, écrivain et directeur du théâtre de L’Arlequin : « La moquerie des Kôrêdugaw permet de prendre de la distance sur notre existence. Chez nous, Molière avait aussi considéré que de faire rire les gens faisait du bien à la société. » Pour l’heure, au lycée professionnel André-Marie Ampère, la preuve est faite qu’il est donc possible d’engager la conversation, au-delà des frontières.

Quitter la version mobile