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Histoire

Lumumba: les ressorts d’un mythe puissant

Ses tortionnaires ont eu beau l’assassiner puis dissoudre son corps dans de l’acide sulfurique, 60 ans après sa disparition, Patrice Lumumba n’a jamais semblé aussi présent dans les esprits et dans les cœurs. Lumumba, figure tutélaire de tout un continent, est un mythe qui s’est construit au fil des années, au rythme notamment des découvertes des historiens sur la façon dont il a été traqué puis éliminé.

À l’origine du mythe Lumumba, il y a bien sûr ce discours prononcé le jour de l’indépendance du Congo. Certes, depuis octobre 1958 et la création du MNC, le mouvement nationaliste congolais, la popularité du natif d’Onalua dans le Sankuru, n’a cessé de croître. Par son charisme, son verbe et ses positions radicales, le jeune autodidacte déchaîne les passions. Ce qui séduit notamment chez lui ? Sa volonté de faire du Congo un pays uni et indépendant. Sa participation en décembre 1958 à la conférence panafricaine des peuples, organisée à Accra par Kwane Nkrumah, lui permet d’apparaître également comme un leader panafricain. S’il décroche le graal en juin 1960 en accédant au poste de Premier ministre du pays – après que son parti a remporté les élections législatives de mai – ce n’est qu’en prononçant son discours le 30 juin 1960 qu’il acquiert une stature internationale.

Au roi Baudoin qui vante, en ce jour de l’indépendance, l’action de la Belgique et voit dans cette indépendance « l’aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II » – et face au discours trop modéré à ses yeux du président Joseph Kasa-Vubu – le leader nationaliste répond par des mots qui cognent et qui résonnent dans les cœurs des Congolais : « Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise. Une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. »

« Icône du mouvement libérateur du Tiers-monde »

Le discours est acclamé à plusieurs reprises par la foule massée à l’extérieur du palais de la Nation (qui suit le discours grâce aux haut-parleurs). À l’intérieur de la salle, le roi Baudoin, lui, a du mal à cacher son courroux. « Son discours, dans lequel il dénonce la période coloniale comme une période d’esclavage, est devenu une sorte de discours iconique qui se distingue par opposition à ce discours considéré généralement comme paternaliste du roi Baudoin », décrypte l’historien belge Emmanuel Gérard, spécialiste de la décolonisation du Congo. « Par son discours, il est devenu déjà à ce moment-là une sorte d’icône du mouvement libérateur du Tiers-Monde ».

Idolâtré par certains, Lumumba est dans le même temps décrié, diabolisé par de nombreux acteurs intérieurs et extérieurs. Le jeune leader est accusé d’outrances, catalogué comme communiste, mot repoussoir à l’époque en pleine Guerre froide. Parmi ceux qui l’attaquent, il y a surtout l’ancien colonisateur belge. Le roi Baudoin, le gouvernement… tous le dépeignent en ennemi dangereux. En août 1960, dans La Libre Belgique, le professeur de philosophie morale Marcel De Corte appelle à « un geste viril qui délivrera la planète de son culot sanglant ». « Après l’assassinat, il y a eu aussi un éditorial dans L’Echo de la Bourse, le journal du monde financier belge, qui disait que ce serait un peu hypocrite de dire « on est tristes avec cet assassinat » », raconte le chercheur belge Ludo de Vitte, auteur de L’assassinat de Lumumba, ouvrage référence sur le sujet. C’était vraiment une époque où cette démonisation de Lumumba prenait des formes extrêmes. Un journaliste dans l’hebdomadaire de gauche a écrit, à juste titre, qu’il n’était pas certain que Hitler pendant la Deuxième Guerre mondiale ait été traité dans la presse avec autant de rage qu’on l’a fait avec Patrice Lumumba ».

Mémoire cachée sous Mobutu

Après sa disparition, le pouvoir congolais – qui a joué un rôle central dans son élimination – entend rapidement tourner la page Lumumba. « Je me rappelle très bien pendant ma jeunesse : les jeunes gens étaient arrêtés simplement parce qu’ils portaient une barbiche, se remémore l’historien congolais Isidore Ndaywel. C’était quelque part le fait de ressembler à Lumumba. Et c’était déjà un signe de contestation qui pouvait faire qu’on ait des problèmes avec la police. Donc, pendant longtemps, c’était quelque chose de caché ». Le général Mobutu a beau proclamer en 1966 Lumumba « héros national », durant son règne toute référence à cette figure de l’indépendance est prohibée. Les choses n’évolueront qu’à la fin des années 90 à la chute de Mobutu Sese Seko, avec l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila. Lumumba retrouve alors sa place de héros national. Le projet de monument en son honneur à Kinshasa, lancé par Mobutu, voit enfin le jour en janvier 2002.

En Belgique, il faudra attendre encore quelques années avant que son image ne change. À son arrivée en Belgique en 2004 en provenance du Togo, Kalvin Soiresse Njall est surpris de voir que le leader panafricain est si méconnu aussi bien chez les jeunes afro-descendants que chez les étudiants d’origine européenne. « Un sur dix savait parfaitement qui était Lumumba. Et il y avait aussi des personnes qui n’avaient pas une très bonne image de lui y compris au niveau des Africains, relate celui qui est aujourd’hui député écologiste. Parmi elles, il y avait des descendants des familles qui ont vécu sous le régime mobutiste et qui ont travaillé avec ce régime. Et je dois dire que la transmission mémorielle dans ces familles-là présentaient Lumumba comme quelqu’un d’impulsif, un opportuniste. En fait, les stéréotypes que la propagande coloniale a imposés dans les têtes aussi bien au Congo qu’en Belgique ».

Kalvin Soiresse Njall, député belge.Kalvin Soiresse Njall, député belge. © Pierre Firtion
Perçu comme un dirigeant exemplaire

Les révélations du chercheur belge Ludo de Vitte sur l’implication de la Belgique dans son assassinat puis les travaux de la commission d’enquête parlementaire sur sa mort provoquent une première prise de conscience. Les actions menées par des associations militantes vont faire le reste. Avec le collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations qu’il a fondé en 2012, Kalvin Soiresse Njall a participé à cette réhabilitation. « Dans la jeunesse africaine, c’est une figure tutélaire. C’est une figure comme Thomas Sankara, comme Kwame Nkrumah et d’autres qui est vu comme un des héros du panafricanisme, juge aujourd’hui le parlementaire qui se revendique lui-même « lumumbiste ». Qu’est-ce qui séduit chez Lumumba ? « Son intégrité et surtout, surtout, surtout l’impossibilité de le corrompre ».

Une image d’exemplarité qui n’explique pas tout. Pourquoi Patrice Lumumba est-il 60 ans après sa disparition au sommet de sa popularité ? En raison de l’échec des politiques menées depuis l’indépendance, avance l’historien Isidore Ndaywel. « On se rend compte finalement que l’Afrique post-coloniale a tellement mal évolué que l’on revient à l’idéal de départ, qui a été l’idéal des pères de l’indépendance, estime celui qui enseigne à l’université de Kinshasa. Et pour le cas du Congo et d’une bonne partie de l’Afrique au sud du Sahara, l’idéal d’une personnalité comme Lumumba ».

Autre élément qui explique sa popularité : la façon dont il a été traqué puis éliminé. « C’est une très belle revanche ! Pour quelqu’un qui devait disparaître et justement ne plus compter, c’est raté », analyse l’historienne Karine Ramondy, auteure de Leaders assassinés en Afrique centrale, 1958-1961.

C’est là le comble de l’ironie : en le traquant, en l’assassinant puis en faisant disparaître son corps, ses ennemis et tortionnaires ont certainement contribué à créer et perpétuer le mythe Lumumba. « C’est le martyre total, c’est-à-dire on ne lui laisse même pas son enveloppe corporelle. Il y a véritablement un jusqu’au-boutisme qui explique sûrement pourquoi la figure constitue aujourd’hui encore une source d’inspiration de nombreux musiciens, peintres, sculpteurs qui évoquent cette mémoire. Certains d’ailleurs dans une approche presque messianique ».

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