Site icon LE JOURNAL.AFRICA

Tsitsi Dangarembga, romancière dissidente et féministe du Zimbabwe

Avec son nouveau roman, « This Mournable Body », la Zimbabwéenne, Tsitsi Dangarembga est en lice cette année pour le prestigieux Booker Prize, équivalent anglais du prix Goncourt. C’est un roman puissant qui raconte la descente aux enfers du Zimbabwe postcolonial. L’annonce en juillet de la première sélection des ouvrages retenus pour le prix a coïncidé avec l’arrestation de l’auteure accusée par la police d’incitation à l’insurrection et à la violence publique. Portrait d’une romancière engagée.

 

« Ecrire est un acte de courage », aime répéter la romancière zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga. Saluée comme une voix féministe majeure, elle est devenue célèbre en publiant il y a un peu plus de 30 ans son premier roman «  Nervous conditions » (A fleur de peau, Albin Michel), qui raconte le parcours d’une jeune fille au Zimbabwe sous la colonisation. Son nouveau roman « This Mournable Body » (Faber), paru il y a deux ans, est en lice pour l’édition 2020 du Booker Prize, le plus prestigieux prix littéraire britannique. Le nom du lauréat choisi parmi les quatre livres de la dernière sélection du jury londonien sera dévoilé le 17 novembre.

Il a fallu une grande dose de courage à Tsitsi Dangaremgba, lorsque quelque quatre jours après la proclamation en juillet dernier de la première liste des auteurs sélectionnés pour le prix, elle fut arrêtée par la police zimbabwéenne et jetée en prison. Elle était accusée d’avoir participé à une manifestation interdite contre la corruption et la répression des opposants.

Activiste, sans pour autant être adhérente d’un parti politique quelconque, Tsitsi Dangarembga milite depuis plusieurs années contre la gestion calamiteuse de son pays par un pouvoir autoritaire et corrompu. Lors de son arrestation, elle portait des pancartes appelant à libérer des opposants qui avaient révélé des scandales de corruption dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid 19 au Zimbabwe. Libérée sous caution après avoir passé toute une nuit derrière les barreaux, la romancière doit comparaître devant les tribunaux pour répondre des charges lourdes d’incitation à la violence publique qui pèsent contre elle.

«  Oui, j’ai peur », a déclaré la romancière aux médias internationaux qui ont largement couvert son arrestation. Son sort a ému notamment les milieux littéraires britanniques qui se sont mobilisés, réclamant l’abandon des charges contre elle. Une coalition d’auteurs prestigieux, menée par le directeur de Faber, la maison d’édition de Dangarembga, a rappelé au gouvernement zimbabwéen que « la manifestation pacifique est un droit de l’homme » et que l’écrivaine avait « le droit d’être une manifestante pacifique, de rassembler et d’exprimer ses opinions, sans crainte d’être arrêtée ou persécutée ». Seront-ils entendus ? Rien n’est moins sûr dans le Zimbabwe post-Mugabe où les opposants sont qualifiés de « pommes pourries », de « terroristes » ou encore de « forces sombres » de la nation !

« l’Etat nerveux »

Tsitsi Dangarembga qui vit à Harare depuis 30 ans, avait sans doute pris la mesure des risques qu’elle encourait en défiant le régime zimbabwéen, devenu de plus en plus répressif à mesure que le pays s’enfonce dans la crise économique et l’instabilité. Cette fuite en avant du Zimbabwe, indépendant depuis 1980, et la plongée de tout un peuple dans la déception et la désespérance, constituent la toile de fond de l’histoire de libération au féminin que la romancière raconte dans son nouveau roman.

« This Mournable Body » dont l’action se situe dans le Zimbabwe des années Mugabe, est le dernier volume de la trilogie inaugurée par Dangarembga avec « Nervous conditions  », paru il y a plus de trente ans. Empruntant son titre à Jean-Paul Sartre qui avait qualifié de « l’état nerveux » l’acculturation qu subissaient les peuples colonisés, l’écrivaine avait mis en scène dans ce premier roman la lutte courageuse d’une jeune femme confrontée à l’aliénation coloniale dans l’ancienne Rhodésie du Sud, devenue le Zimbabwe après l’indépendance.

Figure centrale du roman, Tambudzai ou Tambu, dont le nom signifie en shona « tu m’as fait souffrir », était dans ce premier volume de la trilogie une adolescente ingénue qui, grâce à son éducation occidentale, échappe à la servitude à laquelle la société traditionnelle condamne les femmes africaines. Bénéficiant de la générosité d’un oncle directeur d’une école primaire, Tambu quitte son village pour partir faire des études dans la grande ville. Ce développement qui fait suite à la mort accidentelle du frère de l’héroïne sur qui la famille fondait jusque-là tous ses espoirs, aura, comme on peut l’imaginer des conséquences dramatiques sur le devenir de la protagoniste. Elle va l’arracher à ses origines, à sa langue, à sa famille, tout en lui donnant les moyens intellectuels pour se forger en tant que femme libre et moderne.

Un roman autofictionnel

« Nervous conditions » qui fut le premier roman zimbabwéen à raconter la condition féminine dans une société réputée patriarcale, a longtemps été considéré comme un récit autofictionnel, voire autobiographique. Tout comme son héroïne Tambudzai, Tsitsi Dangarembga, née en 1959, a grandi dans une société coloniale. Or contrairement à son héroïne, elle n’a pas eu à convaincre les siens pour faire des études. Ses deux parents étaient tous les deux instituteurs, mais c’est à sa mère, première femme noire zimbabwéenne à obtenir le bac et acquise dès son plus jeune âge aux idées féministes, que la romancière doit son intérêt pour les études et la littérature.

Au début des années 1960, la famille Dangarembga a séjourné un temps en Angleterre où la petite Tsitsi fera ses premières classes, avant de regagner le Zimbabwe dès 1965. Le bac en poche, la jeune femme retournera de nouveau en Angleterre, plus précisément à Cambridge, afin d’y étudier la médecine, mais elle n’ira pas jusqu’au bout de son cursus et reviendra chez elle au bout de trois ans.

C’est à son retour dans son pays en 1980 que Dangarembga se lance dans l’écriture de « Nervous conditions », tout en pousuivant des études à l’université de Harare. Elle travaille en ses temps libres pour une agence de publicité afin de payer les études. L’année 1988 est une année de consécration pour la jeune romancière, avec la publication à Londres de « Nervous conditions ».

Dangarembga a tout juste 25 ans. L’accueil de l’ouvrage est enthousiaste. « C’est le livre que nous attendions. Il est voué à devenir un classique », dira le prix Nobel de littérature Doris Lessing, originaire elle-même de l’ancienne Rhodésie. Ce roman fait aussi partie d’un répertoire établi par la BBC des 100 livres du XXe siècle qui ont façonné les imaginaires contemporains.

Malgré cette réception euphorique, la recherche d’un éditeur n’avait pas été facile, a raconté la romancière. Elle avait d’abord envoyé le manuscrit à des éditeurs zimbabwéens. Quatre envois seront suivis de quatre refus, avant que le livre ne fut repêché par une maison d’édition féministe basée à Londres. C’est sans doute ces difficultés de publication qui expliquent qu’il va falloir attendre dix-huit ans pour lire le second tome de la trilogie « The Book of Not » (non traduit en français), et trente-deux ans pour « The Mournable Body », le dernier volume.

Descente aux enfers

Après la publication de son roman, convaincue que la fiction africaine n’avait pas d’avenir, la romancière fit un détour par le cinéma et par l’Allemagne où elle suivit une formation de réalisatrice et d’écriture de scénarios. Elle se fit un nom dans le milieu cinématographique en réalisant de nombreux films et documentaires pour la télévision allemande. Elle est aussi l’auteure du scéanio du film Neria, sorti en 1993, sur la condition des femmes zimbabwéennes.

Au début des années 1990, Tsitsi Dangarembga est de retour à Harare, avec son mari allemand et ses enfants. Harare, qu’elle appelle « shadow-city » (ville fantôme) lui sert de promontoire du haut duquel elle assiste à la descente aux enfers de son pays sous Mugabe.

C’est dans le contexte crépusculaire des années Mugabe que la romancière a campé l’intrigue du dernier volume de sa trilogie, mettant en scène son héroïne aux prises avec les traumatismes du passé et la corruption du présent. Cette héroïne n’est autre que Tambudzai, protagoniste des précédents récits de la trilogie. Tambudzai est cassée psychologiquement et spirituellement. Malgré les promesses des libérateurs, la lutte des classes n’est pas morte dans le Zimbabwe post-colonial, ni la misogynie contre laquelle ce personnage s’était autrefois élevé. Parvenue au milieu de sa vie, accumulant échecs et humiliations dans ses combats contre le patriarcat, elle prend conscience des limites de sa résistance individuelle. Une réalisation majeure qui aura, comme on peut l’imaginer, des conséquences sur le dénouement du récit.

On pourrait également se demander si cette prise de conscience n’est pas à l’origine du militantisme politique de Tsitsi Dangarembga. Attirant l’attention d’un intervieweur sur l’influence de son écriture fictionnelle sur son activisme politique, la romancière expliquait récemment qu’elle n’aurait peut-être pas manifesté et dénoncé publiquement les autorités, si elle n’avait pas été amenée à explorer la morosité qui règne dans le Zimbabwe contemporain dans « This Mournable Body ». Ce va-et-vient entre le vécu et la fiction est sans doute la dimension la plus fascinante de l’œuvre littéraire de la romancière zimbabwéenne. Le jury du Booker Prize y sera-t-il sensible ? Réponse mardi.

Quitter la version mobile