Site icon LE JOURNAL.AFRICA

Rwanda: Kizito Mihigo, de l’enfant prodige à l’ennemi public (1/2)

Un mois après l’annonce par la police rwandaise du suicide en prison de Kizito Mihigo, star du gospel et figure de la réconciliation au Rwanda, des proches et des organisations de défense des droits de l’homme nationales comme internationales continuent de réclamer la vérité sur les circonstances de ce décès. Retour sur le destin controversé de l’enfant prodige de la musique rwandaise.

Publicité

Kizito Mihigo ne regarde pas l’objectif. Les mains dans les poches, un sac à dos coincé entre les jambes, des chaussures de marche, un blouson molletonné, seul son visage fermé, mâchoires serrées, indique que le chanteur-compositeur au Rwanda est parti en ce matin du 13 février 2020 pour autre chose qu’une randonnée. Ce rescapé du génocide de 38 ans se retrouve pourtant dans une situation critique. Il s’était rendu dans le district de Nyaruguru, sa région natale, pour rallier clandestinement la frontière avec le Burundi, un pays considéré comme hostile par le régime de Kigali.

Officiellement, ce sont des villageois qui l’auraient intercepté et dénoncé aux militaires rwandais. Lui qui est sous contrôle judiciaire n’était pas autorisé à quitter le Rwanda. C’était l’une des conditions de sa remise en liberté provisoire en septembre 2018 à la faveur de la désignation de l’ancienne chef de la diplomatie rwandaise, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Ce cliché est publié dès le lendemain de cette étrange arrestation dans le quotidien pro-gouvernemental, le New Times. C’est la dernière photo de Kizito Mihigo en vie.

« Le guide ne trouvait plus son chemin »

« Kizito devait franchir la frontière la veille, mais jusqu’à la dernière minute, il a hésité et il est arrivé trop tard pour passer, explique un activiste rwandais en exil, René Mugenzi, en contact étroit avec le chanteur-compositeur depuis son arrestation en 2014. Le guide, un paysan de la région, lui a déconseillé de traverser de nuit à cause des patrouilles et du coup, ils sont partis très tôt le lendemain matin. » 

Ledit paysan serait également sur le cliché, ce serait l’homme tout à droite, bras croisés dont les yeux, baissés, fuient eux aussi l’objectif. « Aux environs de 6h, Kizito a commencé à s’inquiéter, car le guide ne trouvait plus son chemin. C’était pourtant un local et un itinéraire qu’il était censé avoir préparé », peste M. Mugenzi. Pour autant, l’activiste en exil doute que l’arrestation ait été planifiée par Kigali : « S’ils avaient pu, les militaires l’auraient tué sur place. Mais ils ne pouvaient pas, quand ils sont arrivés, il y avait déjà trop de population. »

Au centre de cette ultime photo se trouve l’un des familiers de Kizito Mihigo, son cuisinier, chrétien pratiquant comme lui. Un sac à dos dans une main et un livre relié dans l’autre, sans doute la bible que l’on voyait dans l’un des derniers clips du chanteur, Bosco Nkundimana semble de loin le plus inquiet. Lui, le paysan et un chauffeur qui les ont amenés de Kigali seraient tous détenus depuis, toujours selon M. Mugenzi. Pourtant le 14 février en fin de journée, quand le Bureau d’investigation du Rwanda (RIB) reconnaît détenir l’ancienne icône de la réconciliation, il n’en fait nullement mention. « Les charges criminelles qui pèsent contre Mihigo incluent la tentative de franchir illégalement la frontière avec le Burundi et de joindre des groupes armés et la corruption », précise le RIB  sur son compte Twitter. Le « pardon présidentiel » accordé par Paul Kagame à la faveur de la désignation de son ancienne chef de la diplomatie rwandaise, Louise Mushikiwabo, à la tête de la Francophonie, est « révoqué ».

Trois jours plus tard, c’est la police nationale rwandaise qui annonce le suicide en détention du chanteur populaire à la station de police de Remera. « L’enquête a commencé pour déterminer les raisons qui ont poussé Kizito Mihigo à s’ôter la vie », précise le communiqué daté du 17 février 2020. Trois des soeurs du chanteur, une amie et une avocate avaient finalement pu le rencontrer dans le week-end. C’est après ces visites que Kizito Mihigo aurait choisi de se pendre « avec un drap » dans sa cellule laissée sans surveillance par ses gardes.

Ses amis n’y croient pas. « C’est impossible qu’il se soit suicidé. C’était un garçon solide et très croyant, assure Jean-Claude Nkibuto, ancien correspondant de la BBC et proche de Kizito Mihigo depuis 2003. Il n’y a pas que sa foi. Il ne redoutait pas la prison. Ça avait été pour lui une période très productive, riche en prises de contacts mais aussi en introspection. Il disait que ça lui avait permis de se retrouver seul avec Dieu. »

« Vous n’aurez plus la chance d’aller en prison »

L’information passe d’autant plus mal chez les activistes rwandais comme étrangers que plusieurs dizaines de dissidents ont été tués, sont morts dans des conditions suspectes, y compris en détention, ou ont été portés disparus au Rwanda depuis l’arrivée au pouvoir de Paul Kagame. « Kizito Mihigo m’a raconté qu’il avait été convoqué à l’inspection générale de la police (IGP), peu après sa libération, et menacé », écrit Clément Boursin, responsable Afrique d’Actions des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France) dans une tribune publiée dans le journal chrétien français La Croix. « On lui a recommandé de ne pas commettre les mêmes “erreurs” ». Un haut responsable de la police l’aurait averti, toujours selon les propos rapportés par l’ACAT, qu’en cas de nouvel écart de conduite, il n’aurait « plus la chance d’aller en prison. »

Cette défiance vis-à-vis d’une version officielle provoque l’ire du gouvernement rwandais. « Le suicide d’un jeune homme, aussi troublé soit-il, est toujours un drame pour sa famille, mais l’exploitation politicienne de sa mort par les génocidaires, les négationnistes, groupes armés et leurs suppôts étrangers, est vraiment atroce », rétorque l’ambassadeur Olivier Nduhungihere, ministre d’État aux Affaires étrangères, après la publication d’un communiqué par l’ONG américaine Human Rights Watch, appelant à une enquête indépendante.

La communauté internationale, elle, est largement restée silencieuse. Seuls la Grande-Bretagne et les États-Unis, devenus les plus critiques sur les questions relatives aux droits de l’homme vis-à-vis de leur ancien allié, ont fait part de leur préoccupation et réclamé une investigation. « Je note avec inquiétude la mort de Kizito Mihigo en détention et les références au suicide avant qu’une enquête et une autopsie n’aient été initiées par les autorités », a même commenté le secrétaire d’État adjoint aux affaires africaines, Tibor Nagy. Les conclusions des démarches entreprises par la justice rwandaise sont rendues publiques quelques jours plus tard. Le parquet rwandais blanchit les policiers et entérine la version de la pendaison comme « cause la plus probable » de la mort du chanteur.

« Il avait été reçu à la maison par Paul Kagame »

Jusqu’en avril 2014, la carrière de Kizito Mihigo a été une véritable success story. Ce jeune prodige de la musique avait été choisi pour participer à l’écriture du nouvel hymne national du pays. Il se servait de sa notoriété pour promouvoir les activités de sa fondation, la Fondation Kizito Mihigo pour la paix, primée pour son travail dans le domaine de la réconciliation à la fois par le Rwanda Governance Board, une agence gouvernementale, mais aussi par l’une des associations de la Première dame. 

« Kizito m’avait raconté qu’il avait été reçu à la maison par Paul Kagame lui-même et qu’il en était sorti persuadé qu’il soutenait sa vision », explique encore Jean-Claude Nkubito. « Comme tous les jeunes rescapés, il avait idéalisé la rébellion du FPR [le Front patriotique rwandais de Paul Kagame, ndlr]. Il avait obtenu une bourse pour étudier en Europe et il avait conservé jusqu’à son retour cette vision idyllique du régime. » L’enfant prodigue se sent conforté dans ses positions quand il se voit confier une émission hebdomadaire de télévision, Umusanzu w’Umuhanzi (la Contribution de l’artiste), pour parler de la réconciliation.

Pourtant, trois ans après son installation définitive au Rwanda, le 14 avril 2014, le chanteur-compositeur est présenté menotté à la presse nationale et internationale. Son absence aux cérémonies officielles de commémoration du 20e anniversaire du génocide avait été très remarquée. Sur les réseaux sociaux, on évoquait une arrestation de Kizito Mihigo depuis le 6 avril, il avait été vu montant à bord d’un 4×4 aux vitres fumées. Face au silence des autorités rwandaises, ses proches redoutent alors le pire.

Quelques semaines plus tôt, celui qui était encore l’icône de la réconciliation au Rwanda avait rendu publique une chanson controversée intitulée Igisobanuro cy’urupfu (L’Explication de la mort) qui évoquait explicitement les crimes commis par l’Armée patriotique rwandaise de Paul Kagame contre les Hutus, sujet tabou au Rwanda. Juste avant les cérémonies de commémorations officielles, il y appelait les victimes du génocide et celles des « massacres de vengeance » à reconnaître que la perte d’êtres chers les unissait, assurant qu’il n’y avait pas de « bonne manière de mourir ». Le reconnaître, c’était selon lui le  « chemin vers le bien le plus absolue ». M. Mihigo s’en prenait également à l’un des programmes les plus controversés du gouvernement, « Ndi Umunyarwanda » (Je suis rwandais), qui exigeait un temps des Hutus, même les enfants, de s’excuser pour les crimes commis en leur nom. « Avant d’être Rwandais, je suis humain », répétait par trois fois ce compositeur de l’hymne national du nouveau Rwanda.

 ► À retrouver mercredi 18 mars : Kizito Mihigo, « le message plus important que le messager » (2/2)

NewsletterAvec la Newsletter Quotidienne, retrouvez les infos à la une directement dans votre boite mail

Télécharger l'application

google-play-badge_FR
Quitter la version mobile