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«Sortilège», le cinéaste tunisien Ala Eddine Slim et la mutation de l’imaginaire

C’est une œuvre cinématographique hors norme. « Sortilège » nous percute et déroute tout en jouant avec nos imaginaires. Dans le film du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim, les yeux remplacent les mots et un déserteur de l’armée tunisienne se transforme en Adam biblique…

Compressée sous forme de mots, l’histoire semble simple à raconter : un soldat tunisien apprend la mort de sa mère, décide de déserter de l’armée et s’enfonce lors de sa cavale dans une mystérieuse forêt. À l’écran, c’est autre chose. La densité du récit iconographique semble nous entraîner dans un véritable trou noir de la perception empêchant toute réflexion habituelle.

« Je me sens plus attiré vers un cinéma qu’on appelle parfois un cinéma de la « marge« , explique le cinéaste qui vit à Tunis et réalise, monte et produit lui-même ses films. C’est un cinéma qui expérimente tout le temps, un cinéma très vivant, qui n’arrête pas de bouger, de muter, de se connecter ailleurs. C’est ça qui m’intéresse dans le cinéma. »

Tout semble différent

Dans Sortilège, les personnages se transforment en archétypes dotés d’identités mouvantes. Les images font éclater l’histoire en mille galaxies, peuplées de rêves, de cauchemars, d’instincts et de sentiments. Bref, chez Ala Eddine Slim, un film ne ressemble pas à un film. Tout semble différent :

« J’essaie de concrétiser tous mes fantasmes, tous mes désirs, toutes mes envies. Et je ne réfléchis pas si je suis différent ou pas. Je fais tout tout naturellement, sans trop philosopher, sans trop y penser. Je suis un élément d’une planète, la planète cinéma, la planète de l’imaginaire. »

Ouvrir les champs de l’imaginaire. Pour y arriver, le réalisateur né en 1982 à Sousse, nous soumet à un plan-séquence d’une intensité incroyable. Le soldat, devenu simple homme de caverne, marche entièrement nu sur un chemin sinueux et caillouteux. Nous, spectateurs, souffrons avec lui, exposés à une musique étourdissante qui accompagne la scène. Devant nos yeux, la vie autrefois banale d’un homme simple se transforme en chemin de croix.

« C’est le chemin que devrait prendre le personnage. C’est le chemin par lequel il va muter après. Le chemin est divisé en deux parties, comme le film. C’est la première fois qu’on voit le personnage traverser un cimetière. Même après la mort de sa mère, on ne le voit pas aller au cimetière pour faire le deuil. La deuxième partie, c’est le chemin qui l’amène vers la forêt où il va rencontrer après la femme. Par cela, je voulais amener le spectateur à un certain sentiment, à la mutation très lente et très fatigante de ce personnage. Pour cela le plan dure sept minutes avec une musique qui ne fait que rrrrr… rrrrr… Comme si la forêt appelait tout le monde à venir. J’avoue, c’est assez fort comme musique [sourire]. »

« Je me considère comme un parasite dans le cinéma »

La femme rencontrée peu après dans une grotte préhistorique est à la fois enceinte et en rupture avec son mari fortuné et la société dominante. Chaque scène semble cogner contre les identités préconçues et la tête des spectateurs : « Je me considère comme un parasite dans le cinéma et j’aimerais bien brouiller tout ce qui est idées conçues et idées reçues. Ce qui m’intéresse est de poster des images et des sons qui laissent le spectateur réfléchir, penser et vivre avec le film après la projection. C’est ce cinéma-là qui m’intéresse. »

Après The Last of Us, sorti en 2016, Ala Eddine Slim confirme avec son deuxième long métrage de fiction son envie de franchir les frontières pour découvrir des territoires inexplorés. Le cinéaste, passé par des études d’audiovisuel à Tunis, avant un court passage à la Femis, à Paris, confie aussi sa fascination pour le cinéaste américain Stanley Kubrick à qui il a dédié dans son nouveau film un mur noir en plein désert.

« C’est une référence directe, consciente et assumée au monolithe noir de 2001 Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. C’est le cinéaste majeur pour moi. Dans le film, il y en a plusieurs autres références à Kubrick, par exemple, la scène où un soldat se suicide, est inspirée de Full Metal Jacket. Il y a aussi une variante d’Orange mécanique. Le mur, pour moi, c’est la porte qui t’amène ailleurs. Derrière la porte, tout se passe, tout se dévoile. D’ailleurs, c’est près du mur que le serpent apparaît qui est pour moi le personnage essentiel du film. »

La liberté d’une expression multiforme

Le cinéma d’Ala Eddine Slim revendique d’être traversé par plein d’univers différents. Sans oublier sa volonté évidente de créer lui-même de nouveaux archétypes, comme la séquence montrant un homme qui allaite son enfant. La liberté d’une expression multiforme règne partout, la parole reste cantonnée à une place secondaire. « Jusqu’à maintenant, tous mes films sont sans dialogues. Je fais depuis douze ans des films sans dialogues, mes personnages ne parlent pas. Je trouve, dans le cinéma on parle beaucoup. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu le besoin ou le désir d’utiliser des dialogues. Après, pour ce film-là, l’échange à travers les regards et les yeux, je trouve que même dans la vraie vie, le premier déclenchement arrive avec le regard. »

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