Le Panorama du cinéma colombien s’est achevé cette semaine et le public a couronné son court-métrage « Divinas Melodias », présenté dans la section «Afro-Colombie» du festival. Il raconte l’histoire de Pacho, un vieux musicien qui fabrique des marimbas. Son réalisateur, Lucas Silva, navigue depuis des années entre la Colombie et l’Afrique, avec des escales à Paris, explorant les racines noires de la culture colombienne. Rencontre.
Le cinéma et la musique remplissent les deux hémisphères du cerveau de Lucas Silva Rodriguez. Le cinéma, il est tombé dedans tout petit, puisqu’il est le fils des documentaristes Jorge Silva et Marta Rodriguez. La musique, il a aussi baigné depuis toujours dans les rythmes qui ponctuent tous les instants de la vie en Colombie tant elle y est comme l’air que l’on respire. L’Afrique est venue un peu plus tard, mais elle allait aussi un peu de soi tant la culture d’origine africaine est prégnante, notamment sur les franges littorales du pays. Quelque 10 millions de Colombiens ont des origines africaines nous explique Lucas Silva, et c’est sans compter avec les métis. La Colombie « est le pays, après le Brésil, où la population d’origine africaine est la plus importante en Amérique latine. »
La découverte de la champeta
Lui, il est un métis de Bogota, la capitale. Il se définit comme « colombien, cinéaste et producteur de musiques, et tout mon travail est dédié à la culture afro-colombienne, traditionnelle et moderne ». La musique afro-colombienne, un qualificatif récent (avant on parlait de musique de la côte, costeña, nous explique-t-il), c’est en passant par la case Paris qu’il l’a découverte. Lucas Silva a séjourné en France de 1989 à 2005. Quinze années pendant lesquelles il fait des études de cinéma, découvre les cultures africaines grâce aux artistes et intellectuels africains qu’il croise à Paris, fait et co-produit des films. En 1996, il crée son label de musique Palenque Records à Paris et la même année, réalise son premier documentaire sur la champeta, la musique afro-colombienne de la côte Caraïbe. « Une musique assez exceptionnelle parce que c’est un mélange de musique africaine moderne avec des rythmes traditionnels afrocolombiens… J’ai consacré une grande partie de ma vie à faire connaître cette musique au monde : une musique méprisée, marginale, de la population pauvre de la côte caraïbe, et crainte aussi… Des arguments racistes », selon lui. Car la champeta est une musique noire et la population majoritairement métisse de Colombie -lui même Lucas Silva se revendique comme métis – est raciste, nous dit-il. Racisme de classe et de couleur de peau.
La champeta est née de l’arrivée en Colombie de disques africains (apportés par les marins ou les voyageurs) des années 1960-70, du bouillonnement des indépendances, en provenance du Congo, du Cameroun, du Ghana, du Nigeria. Ces disques étaient diffusés en Colombie dans les sound-systems, « ces discothèques ambulantes qui circulent dans les bidonvilles chez nous, bousculant tout sur leur passage ». À l’époque, poursuit-il, on entendait en Colombie beaucoup de salsa ou de cumbia, des musiques tropicales, mais l’arrivée des musiques africaines a tout balayé dans ces quartiers habités d’une majorité de Noirs. Les quartiers pauvres et périphériques de Carthagène, la ville où cette musique est née. « Il y a toujours aujourd’hui un apartheid et c’est l’une des villes les plus racistes de Colombie, une ville cruelle ». Une ville paradoxale, dont le vieux centre historique et ripoliné, littéralement colonisé par les touristes nord-américains et européens, « enfermé par des murailles construites par les esclaves… est l’un des principaux ports d’entrée de la traite négrière » en Amérique latine ».
Les musiciens locaux se sont inspirés du soukousse congolais, du highlife, de l’afrobeat, du coupé-décalé ou encore du dombolo qu’ils ont joué à leur manière, dont ils se sont appropriés.
La champeta était peu prisée à Bogota, ville haut perchée et métisse. « Quand j’ai parlé à mes amis de la champeta, ils m’ont dit que j’étais fou… cette musique était méconnue en Colombie dans la capitale ». Alors il repart en France, fait connaître cette musique et fort de l’accueil, cette fois-ci favorable, décide d’y créer son label. « En France, il y a eu un autre accueil parce que les gens étaient curieux ». Il rencontre aussi à Paris « un grand monsieur, Ibrahima Cissé, un musicologue sénégalais qui a été mon grand maître dans l’art de l’appréciation musicale. On a fait avec lui la première compilation de champeta jamais encore faite en dehors de Carthagène ». La France m’a beaucoup aidé à ce niveau, confie-t-il. « Ce que j’aime beaucoup de la France et de Paris, c’est que l’Afrique y est très puissante et j’apprends beaucoup de mes amis africains. »
À la découverte de l’Afrique
Il produit de la musique, travaille avec les éditions Ocora (deux disques), avec Mondomix, la revue web des musiques du monde avec laquelle il fait son premier voyage en Afrique en 2003 pour réaliser un documentaire, avec Frédéric Galliano et découvre aussi le cinéma et la littérature africains. « Mes références cinématographiques, ce sont les films de Djibril Diop Mambety, Dembène Ousmane dont je suis un grand fan, Jean Rouch que j’aime aussi beaucoup. Quand je les cite en Colombie, surtout les deux premiers, les gens ne les connaissent pas or ce sont des grands maîtres. J’aime beaucoup le cinéma africain, c’est un cinéma qui respire la vérité, ça a été un apprentissage incroyable ».
Ses allées et venues entre la France et la Colombie se doublent de voyages en Afrique. Une dizaine notamment au Sénégal, au Mali ou encore en Afrique du Sud. « Ça m’a changé la vie… on est comme deux cousins de la même famille et quand on va là-bas on se découvre soi-même ». Il profite aussi de ses voyages pour faire des recherches sur les musiques afro-colombiennes. « Je suis un autodidacte, pas un anthropologue, mais je cherche… », et il élabore des thèses sur les origines des communautés noires de chez lui, établit des correspondances, élabore ses propres théories. « Chez nous on dit que les Afro-Colombiens viennent presque exclusivement du Congo et d’Angola » mais c’est inexact selon lui : ils viennent de tous les endroits où la pratique de la traite a existé, les noms de famille en sont la preuve (Lukumi, Karabali…). L’étude de leurs rites, de leurs pratiques culturelles ou de travail comme la pêche le prouve aussi. Il a même invité des intellectuels africains en Colombie pour que « l’on écrive ensemble notre histoire, de façon décolonisée ».
«Grâce au cinéma et à la musique, on peut casser les frontières»
Lucas Silva se définit comme un point de passage, un pont entre l’Afrique et la Colombie. Un point de passage qui passe aussi par le cinéma et par Paris où il a découvert ses grands réalisateurs. Le cinéma africain d’ailleurs commence à être diffusé en Colombie. Il y a deux festivals de films afro-colombiens et un festival de cinéma africain qui s’appelle Muica, Muestra de cine africano, dont c’est déjà la deuxième édition ». Et le public répond présent, selon Lucas Silva.
Casser les codes
Dans ses films, lui aime raconter des histoires à la manière des griots africains ou des chamanes indiens. Il invoque ce qu’il appelle le « ciné-transe » ou encore le « surréalisme mystique » pour caractériser son travail. Une formule qu’il préfère à celle de Gabriel Garcia Marquez (le réalisme magique), qui selon lui n’avait rien compris aux cultures afro-colombiennes. Lucas Silva pratique un genre que l’on a beaucoup vu au Panorama du cinéma colombien, un hybride de documentaire et de fiction où le récit et la caméra prennent des libertés pour flirter avec la magie, les mythes, l’imaginaire des peuples qu’ils racontent. La Colombie est un grand pays (cinq fois la France), «multiculturel, où les émotions se bousculent, en état de court-circuit permanent avec l’électricité qui part et qui revient… alors au lieu de se casser la tête à expliquer des choses inexplicables, nous, en tant qu’artistes il nous faut écrire des histoires avec les gens, avec leur cosmogonie. Un bon film, c’est comme un dictionnaire d’une langue étrangère : tu ne comprends même pas l’alphabet ! »
Les peuples de Colombie ont une spiritualité, des croyances qui infusent leur vie quotidienne. Une jolie image : « la réalité d’un pays comme la Colombie, on ne peut pas la comprendre, on ne peut pas la rendre carrée, ce n’est même pas un rond ! », rit-il. D’où la difficulté, même pour un Colombien de comprendre la complexité de son pays. « Il faut la comprendre comme une vingtaine de choses et pour la comprendre il faut connaître cette vingtaine de choses ».
Un film est une création collective
Un cinéma qui casse les codes du documentaire traditionnel d’autant que lui conçoit son cinéma comme un travail collaboratif. « J’aime beaucoup le concept de création collective, on construit ensemble », comme dans le court-métrage Divinas Melodias, dans lequel les personnages ont non seulement joué leur propre rôle, mais aussi nourri le scénario. Il va même jusqu’à dire, un peu provocateur, « le réalisateur, on s’en fout ! ». L’idée d’ailleurs du duende, du mauvais génie lui a été soufflée par un musicien : sur la côte Pacifique de la Colombie, on dit que quand un musicien joue très bien, le duende a pris possession de lui. Un mythe que l’on retrouve dans de nombreuses cultures : le Robert Johnson du blues américain, mais aussi en Haïti ou encore le Docteur Faustus de Thomas Mann. Le film a été tourné dans une région (Cauca, Chocó) où les noirs sont des descendants des nègres marrons qui avaient fui l’esclavage des plantations. L’esclavage a été aboli en 1852 en Colombie, rappelle Lucas Silva, mais beaucoup de noirs ont appris qu’ils étaient libres des décennies plus tard en raison de leur isolement par la cordillère et la forêt. Une région toujours oubliée de la capitale d’ailleurs, s’insurge-t-il, sans connexion avec le reste du pays, où l’on ne peut se déplacer de village en village que par bateau.
La décolonisation des mentalités en marche
La demande de reconnaissance de leur culture propre et de connaissance des cultures africaines est très forte de la part des Afro-Colombiens. Et les mentalités bougent positivement en Colombie. La première édition du Festival international du film du Chocó vient par exemple de se tenir. La culture afro devient fashion, poursuit Lucas Silva, revenant à la musique, « parce que la champeta ce n’est pas seulement une musique, c’est aussi une manière de vivre, une identité culturelle. La champeta, c’est l’essence du Carribbéen : quelque de gai, d’optimiste, qui aime danser et la musique (on parle d’une personne champetuda) souvent de couleur noire, mais pas seulement, parce que c’est une musique qui appartient à tout le monde au-delà de la couleur de peau… Cette énergie, c’est aussi une forme de résistance parce que quand on est tout le temps dans des problèmes, on n’a pas le temps de se lamenter… Les gens ont des manières de survivre super incroyables et débordent de créativité ! »
Lui aussi déborde de créativité. Plus de vingt disques à son actif, un label qui marche bien, une maison de production cinématographique (Hollywoodoo Films) et des projets plein sa besace dont deux longs métrages de fiction (l’un sera tourné à la fois en Colombie et en Afrique). Une boule d’énergie qui a trouvé le temps pendant son séjour à Paris de voir le film de Mati Diop, Atlantique qu’il a aimé, et de faire le plein de livres d’auteurs africains. Quand on lui demande quels sont les auteurs africains qu’il lit, il cite pêle-mêle Amos Tutuola, Chinua Achebe, Sembène Ousmane tout à la fois romancier et cinéaste, Patrick Bebey, écrivain et aussi musicien, Chimamanda Ngozi… Il a écumé les librairies et repart avec dans ses bagages une trentaine d’ouvrages introuvables en Colombie, comme les romans de Ben Okri qu’il va découvrir… « Les livres c’est cher !! », se plaint-il… Il a craqué pour un livre sur les sociétés secrètes au Cameroun, mais a calé sur un livre sur la poésie mystique peule… « La prochaine fois… »
Boulimique on vous dit…