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L’un austère, l’autre exubérant: les Tunisiens doivent choisir leur président

Le 15 septembre dernier, le premier tour de l’élection présidentielle en Tunisie a porté au second tour, prévu pour le 13 novembre, deux candidats que tout oppose. Deux hommes qui pourtant partagent un point commun : s’être dressés contre la classe politique en place. Portraits croisés de Kaïs Saeid et Nabil Karoui.

De notre correspondant en Tunisie,

Kaïs Saied et Nabil Karoui forment un duo prévisible et pourtant inattendu. Les deux hommes pointaient régulièrement en tête des sondages ces dernières semaines, mais les analystes eux-mêmes peinaient à croire en ce renversement du système politique en place.

Rejet des élites

« Les électeurs ont fait une révolution dans le cadre de la légalité. Ils veulent quelque chose de nouveau. Nous avons besoin d’une nouvelle pensée politique », s’est félicité Kaïs Saied, au lendemain du premier tour. Portant une exigence morale, il a su convaincre une frange de la population, dont de nombreux jeunes, qui a trop longtemps attendu les améliorations espérées après la révolution, et s’est lassée des promesses sans suite de la classe politique. De son côté, Nabil Karoui a multiplié les opérations de distribution d’aides aux plus démunis pour « pallier les déficiences de l’État et des politiques en place. »

Deux approches distinctes, une droiture conservatrice et une action caritative, pour un même objectif : répondre aux attentes des déçus du système.

Un entrepreneur contre un universitaire

De familles modestes, les deux hommes ont connu des trajectoires bien différentes avant de se retrouver en lice pour ce second tour. Nabil Karoui, né à Bizerte en 1963, est un élève peu enclin à la scolarité, mais qui trouvera sa voie après des études de commerce à Marseille. Il devient directeur commercial de la chaîne de télévision Canal+ Horizon en 1992, à Tunis. Puis, il lance avec son frère en 1996 une société de communication qui porte son nom. Une entreprise qui réussit sur les marchés maghrébins à l’heure de l’essor de la téléphonie mobile. En 2007, il crée Nessma TV, la première chaine de télévision aujourd’hui en Tunisie.

De cinq ans son aîné, Kaïs Saied, né en 1958, est un pur universitaire. Diplômé d’études approfondies en droit international public à Tunis, puis en droit constitutionnel, il étudie ensuite en Italie le droit humain. S’en suit un parcours d’enseignant universitaire. D’abord à Sousse en 1986 puis à Tunis en 1999 où il présidera le centre du droit constitutionnel pour la démocratie après avoir intégré l’académie internationale du droit constitutionnel. Retraité depuis peu, il a enseigné à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.

Les deux hommes sont mariés. Kaïs Saied a trois enfants. Nabil Karoui en a deux, dont un fils qui s’est tué dans un accident de la route en 2016.

Deux figures connues du grand public

S’ils sont néophytes sur le devant de la scène politique, les deux candidats ne sont pas pour autant inconnus du grand public.

Après la mort de son fils Khalil, Nabil Karoui lance l’association Khalil Tounes destinée à venir en aide concrètement aux personnes en détresse. Les membres de la structure, qu’il accompagne parfois sur le terrain, récoltent des dons puis sillonnent la Tunisie pour distribuer nourriture et électroménager, à des populations délaissées. À grand renfort de couvertures médiatiques par la chaine qu’il a fondée, Nessma TV, l’opération caritative fait mouche et la Tunisie oubliée se trouve un bienfaiteur en Karoui, qui anime un show caritatif télévisé en exposant l’extrême pauvreté insupportable qui se trouve au coeur des foyers tunisiens.

Kaïs Saied est lui aussi connu de nombre de Tunisiens, sous une double casquette. Ses nombreuses années d’enseignements à Sousse et Tunis ont marqué des milliers de jeunes désormais diplômés qui ont su vanter les mérites de leur professeur lors d’une campagne underground ces dernières semaines.
L’homme est un habitué des plateaux de télévision qu’il a écumés après la révolution de 2011 puis à la mise en place de la Constitution de 2014. Répondant à la moindre invitation, il est venu délivrer son expertise de constitutionnaliste et de juriste afin de vulgariser pour le petit écran, la transition démocratique.

Parcours politiques

Nabil Karoui est issu des cercles du pouvoir. Après la révolution, sa chaîne de télévision invite et met sur orbite Beji Caïd Essebsi à l’heure où le pays cherchait une figure du père pour assurer la difficile transition démocratique.

Plus tard, on retrouve l’homme d’affaires de 56 ans parmi les cofondateurs du parti Nidaa Tounes, fondé pour s’opposer à l’islam politique, qui raflera les trois présidences après le scrutin de 2014 : République, Assemblée nationale et gouvernement.

Favorisant ses affaires à la politique, Nabil Karoui a gardé de cette période de fortes attaches dans les milieux politiques, même s’il s’est ouvertement positionné contre ceux-ci. Son emprisonnement est venu appuyer son image de candidat anti-système, dérangeant le pouvoir après l’avoir pourtant côtoyé.

Aucun historique politique en revanche pour Kaïs Saïed. Véritable « ovni politique », il a toujours refusé de prendre position pour quelque parti et tient à cultiver son image d’homme hors système. Il est allé jusqu’à refuser l’argent public auquel il avait pourtant légalement droit pour mener campagne.

Des désaccords sur le fond

Le juriste de 61 ans ne cache pas un conservatisme assumé. Pas question de dépénaliser l’homosexualité ou d’abolir la peine de mort. Sur ces questions de société, il redoute « les pressions étrangères pour faire évoluer la Tunisie dans une direction contraire à ses valeurs. » Idéaliste, ses critiques s’acharnent sur la toute-puissance de l’État central qu’il veut modifier pour mettre en place un modèle décentralisé afin de « redonner le pouvoir au peuple par des assemblées locales. »

Le magnat de la communication vante de son côté la mise en place d’un grand « conseil de lutte contre la pauvreté ». Sa priorité, redonner espoir et nourriture aux oubliés du système.

Un dénigrement facile

Chacun des deux candidats fait l’objet de campagnes de dénigrement.
Quand Kaïs Saied est qualifié de salafiste, Nabil Karoui est traité de mafieux. Une photo de l’universitaire buvant un café avec un ancien cadre du mouvement salafiste interdit Hizb ut-Tahrir a fait polémique, avant que l’intéressé ne s’interroge « dois-je demander l’autorisation pour rencontrer quelqu’un qui n’est pas hors-la-loi ? »

L’homme d’affaires emprisonné pour des soupçons de blanchiment et de fraude fiscale, souvent comparé à Silvio Berlusconi, qui possède un tiers de sa chaîne selon RSF, n’a de cesse de dénoncer un calendrier judiciaire aux ordres politiques. « Cette affaire pour laquelle je suis poursuivie date de plusieurs années et on la ressort pour m’arrêter au moment où les sondages me donnent finaliste », déclarait-il en mai dernier.

Il n’en fallait pas moins pour que les réseaux sociaux s’engouffrent sur ces deux thématiques pour décrédibiliser l’un ou l’autre des prétendants au palais de Carthage.

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