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À Addis-Abeba, les dessinateurs de presse veulent être reconnus

Réunis dans la capitale éthiopienne, les caricaturistes appellent l’Unesco à reconnaître l’accès à leur art comme un droit fondamental. Lors de la Journée mondiale de la liberté de la presse ils ont présenté une exposition de leurs dessins.

« Si tu n’as pas été en prison, tu n’es pas un bon caricaturiste ! » Zulkiflee Anwarul a le sens de la formule-choc. Elle fait d’ailleurs mouche auprès de l’auditoire rassemblé dans l’une des nombreuses salles de conférence de l’immense nouveau bâtiment de l’Union africaine (UA), offert par la Chine à l’organisation panafricaine en 2012. Le dessinateur malaisien est une sorte d’expert en la matière. Même s’il n’a pas goûté les geôles de son pays, la justice lui promettait à un moment 43 ans d’enfermement pour ses critiques acerbes du gouvernement de son pays, notamment sur le thème de la corruption. Face au dessin choisi pour l’exposition éthiopienne, représentant un homme assis et ligoté par un tissu aux couleurs du drapeau malaisien, Zunar – de son nom d’artiste – explique : « Dans tous les pays du monde, le drapeau est normalement un symbole patriotique, beaucoup de gouvernements l’utilisent pour soutenir le parti au pouvoir. Certains voient le drapeau comme un symbole d’indépendance, mais ce dessin cherche à montrer que c’est le contraire. »

Se libérer de toute forme de censure

Le dessin de presse est en effet d’abord un symbole, une manière rapide, parfois tranchante, de croquer une situation, un fait social, politique, économique, environnemental. Un art, mais aussi une forme de journalisme ou à tout le moins de commentaire sur l’actualité, qui ne s’embarrasse pas nécessairement d’objectivité. « Même mon crayon a un point de vue », s’exclame Zunar, avec son sens de la formule. Pour lui, tout peut être dessiné. « Je suis un musulman et un dessinateur. C’est devenu très difficile de dessiner sur les musulmans, sur l’islam, notamment après Charlie Hebdo. L’Islam est une religion, les croyants sont des musulmans et on peut les critiquer, mais pas la religion. C’est mon point de vue, personnel, mais si quelqu’un veut critiquer l’islam, c’est son droit, il n’y a rien de mal. La meilleure manière d’y répondre, si je devais répondre, c’est par un dessin. » Il faut se « libérer » de toute forme de censure lorsqu’on est caricaturiste, abonde le Danois Lars Refn.

Il faut une belle dose de courage. Le courage de résister à la pression sociale, mais aussi celui de se confronter aux critiques. « On a tendance à regarder vers les autorités politiques, mais quelques fois le danger vient de nulle part, ça peut être dans la population, explique Lassane Zohoré, dessinateur et patron du journal ivoirien Gbich !. « Il arrive qu’un de nos dessins soit récupéré sur les réseaux sociaux et violemment critiqué. Récemment c’est arrivé, mais en tant que responsable de la publication je me suis mêlé de la conversation et les gens qui étaient violents au départ ont mis de l’eau dans leur vin parce que j’ai utilisé la pédagogie pour expliquer pourquoi on a fait ce dessin-là. » Car, malgré l’universalité du dessin en tant que tel, sa compréhension est parfois plus difficile qu’il n’y paraît et requiert une forme d’éducation à l’image, au double sens. Un art dans lequel excellent les Éthiopiens et leur Qäné, cette poésie à la fois « d’or et de soie » selon l’expression qui traduit ce double niveau de lecture du texte. « Vos dessins peuvent y ressembler, confirme Yemsrach Yetneberk, dessinatrice éthiopienne de 29 ans. Vous les regardez une première fois et vous voyez quelque chose, puis en regardant mieux, vous y voyez autre chose. Donc c’est aussi une manière de parler de sujets tabous ou qui peuvent vous causer des problèmes. Et comme c’est dans notre culture de comprendre ce double sens, on peut ainsi communiquer avec la société éthiopienne. »

« Repousser les frontières, créer des conversations »

Dans le pays de Yemsrach souffle désormais un vent nouveau de liberté. D’après Reporters sans frontières (RSF), 23 nouvelles publications ont été autorisées et six télévisions depuis un an. L’accès à 264 sites internet a été débloqué en mai 2018. Et cela vaut aussi pour le dessin. « J’ai vu de nombreuses personnes s’exprimer par le dessin sur les réseaux sociaux ces derniers temps, constate l’architecte de formation. Je ne savais pas qu’on était un peuple si expressif. Je vois des dessins partout maintenant, je ne savais pas non plus que l’on était si nombreux à dessiner ! »

En quittant l’Éthiopie par le Nil Bleu, un autre pays est en pleine ébullition: le Soudan. Alaa Satir a accompagné avec son regard artistique ce mouvement populaire qui a conduit à la chute d’Omar el-Béchir, le 11 avril dernier. « On ne parlait que de ça, on regardait sans cesse les réseaux sociaux pour voir s’il s’était passé quelque chose, donc cela se ressentait sur notre art, confie-t-elle. En même temps, il fallait le faire aussi parce qu’au début des manifestations en décembre 2018, il n’y avait pas de médias, locaux ou internationaux, donc chacun, artiste ou pas, avait le sentiment qu’il devait d’une manière ou d’une autre rapporter ce qu’il se passait. » Alaa Satir, 28 ans, dessine beaucoup à propos de la condition féminine, les canons de beauté, la manière de s’habiller. Elle aime créer des ponts entre communautés, religions, « repousser les frontières, créer des conversations ».

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Cette rencontre entre 26 caricaturistesdu continent à Addis-Abeba est également une manière de créer des ponts. « Je me sens moins seul », opine le Guinéen Ben Barry Youssouf. Oscar, de son pseudonyme, dirige le journal Bingo ! et a fondé le festival Bulle d’encre à Conakry. « Franchement, c’est réconfortant, je crois que l’idée est excellente, car cela nous permet de nous connaître et de débattre. Cerise sur le gâteau, nous avons conçu ensemble et adopté une déclaration. » Un texte qui réclame que le dessin de presse soit reconnu comme un droit fondamental par l’Unesco. Et qui, peut-être, permettrait de rehausser cette profession méconnue. « En Guinée aujourd’hui nous ne vivons pas de notre métier à 100%, mais nous avons la paix. Pourquoi ? Parce que nous l’avons cherché, on l’a arrachée de haute lutte, notre liberté. Nous avons payé le tribut pour la jeune génération. » Et la relève est impatiemment attendue par son collègue malaisien, Zunar. « Nous avons eu la première vague puis la deuxième, mais la troisième aujourd’hui n’est pas à la hauteur. Et après ? Ce sera le néant ? » Les difficultés économiques pèsent en effet sur la presse en général et, par ricochet, sur les dessinateurs de presse. Très peu en vivent. Malgré tout, Zunar se veut optimiste et conclu, avec une dernière phrase bien ficelée : « les gens sont devenus fainéants, ils ne veulent plus lire, le dessin de presse a donc de l’avenir ! »

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