L’économie a beau être en berne et le pétrole ne profiter qu’a une élite exclusive, la sécurité a beau s’être dégradée et la lutte contre la corruption s’apparenter à des effets d’annonces, au fil des décennies, des dictatures militaires au retour des gouvernements démocratiquement élus, les Nigérians ont appris à vivre sans trop attendre de leurs dirigeants. Une résilience qui se traduit au jour le jour et qui fait progressivement bouger les lignes. Musique, cinéma, engagement associatif, etc. Plongée dans une infime partie de ce Nigeria créatif, audacieux et diablement entraînant. Rencontres.
■ Nnimmo Bassey, défenseur des droits humains et de l’environnement
Nnimmo Bassey aime les défis. Plus ils sont grands et plus il plonge dedans. Surtout quand ce sont des eaux troubles comme celles du delta du Niger après trente ans de pollution pétrolière. Il y a plongé, justement, tète la première. C’était au moment des dictatures militaires. « Je faisais des études d’architecture, j’étais persuadé que je travaillerais dans l’habitat social », raconte-t-il. Le joug du totalitarisme en a décidé autrement. Ce sera la défense des droits humains et de la démocratie. « J’ai vite compris que ce que nous défendions avait des racines environnementales et je n’ai plus jamais regardé derrière ».
Devant donc, il y a un combat inspiré par Ken Saro-Wiwa, écologiste de la première heure, exécuté par le gouvernement de Sani Abacha. En 1993, Nnimmo Bassey fonde l'ONG Friends of the Earth. S’en suivent alors, vingt années à traquer les pollutions pétrolières des majors et à défendre les populations qui ne peuvent plus vivre dans les criques où elles sont nées. Son credo : le dialogue, avec les autorités et « d'autres ONG. La société civile nigériane est très dynamique », se réjouit-il.
Sa lutte pacifiste a aussitôt été saluée : nageur confirmé, Nnimmo Bassey est triple médaillé, il a notamment obtenu le prix Rafto en 2012. Depuis, ce boulimique de travail, qui écrit des ouvrages à ses heures perdues, a pris le large. Avec la Fondation Health of Mother Heart, il « sensibilise désormais les jeunes à un avenir sans pétrole ». Et comme si ce n’était pas assez, il y a ajouté d'autres causes : alimentaires, cette fois, avec en ligne de mire les OGM. Alors que le pays cultive déjà du coton transgénique, les autorités sont en passe de valider les doliques, une variété de haricots verts tropicaux. Une catastrophe annoncée, selon lui : « Ils sont utilisés dans toute l’alimentation nigériane, mais nous n’avons aucun contrôle sur les modifications génétiques, tout est fait à l’étranger. »
Assurément combatif, Nnimmo Bassey refuse de transformer le Nigeria en « laboratoire à ciel ouvert ». Alors, il tente de convaincre les politiques. Qu'importe si les anciens font la sourde oreille, « la génération montante est très sensible à ces enjeux ». Et si ce n’était qu'une goutte d'eau dans un océan de lobbys ? Il rigole. « C'est déjà énorme. Le jour où je perds espoir, j’arrête de travailler ». A l’écouter, ce n’est pas pour demain.
■ Banky W, artiste et candidat à la députation
Banky W, alias Olubankole Wellington, reçoit dans un de ses deux QG, sur Victoria Island, le quartier chic de Lagos. Un local de concessionnaire « généreusement prêté » par une « bonne volonté du parti », où s'activent des jeunes, les yeux rivés sur leur téléphone. Banky W est en campagne. Candidat du siège d'Eti-Osa à la Chambre des représentants pour le compte du jeune Modern Democratic Party (MDP), créé l'an dernier et inconnu à l'échelle nationale ; le chanteur et comédien a changé de trajectoire, mais reste sur scène. Les lumières, l'argent, les bains de foule, il connaît ça d'ailleurs très bien et y excelle. Dès son retour au pays en 2007, cet ingénieur de formation, né à New York de parents nigérians, enchaîne les hits de rap, pop et RnB. Musicien et producteur, il participe aux balbutiements de la Pop nigériane et révèle plusieurs artistes dont la désormais star planétaire Wizkid.
Depuis, la scène musicale s'est emballée. Davido, Burna Boy, Kizz Daniel, Mr Eazi, Tiwa Savage, Teni, etc. autant de voix diffusées en boucle sur les radios. Et tant pis si le plus souvent, ils ne parlent que de millions de dollars, de filles sexy et de champagne, les rythmes sont furieusement entraînants et les morceaux s'exportent à merveille. De quoi affoler le compteur des grands labels qui n'hésitent plus à signer des artistes nigérians. En 2016, les revenus générés dans le pays par la musique s'élèvent à 39 millions de dollars, 9% de plus qu'en 2015. Un montant qui devrait bondir à 73 millions de dollars d'ici à 2021, d'après un rapport de PricewaterhouseCoopers (PwC).
A 37 ans, Banky W chante encore et toujours l'amour, tout en pensant sérieusement à demain. S'il reste encore un ovni dans l'industrie, son constat est sans appel. « Notre génération ne fait que parler sur Twitter, Facebook, on se plaint, on dénonce, mais on ne fait rien. Si on veut relever le pays, notre génération doit agir et participer. » Fort de ses 3,7 millions d'abonnés sur Instagram (2,3 sur Twitter) et 10 millions de vues sur YouTube, ce touche-à-tout, crâne rasé, barbe tirée au cordeau compte sur un programme tourné vers la jeunesse pour se faire élire. Education, santé, emploi et bonne gouvernance sont les maîtres mots de son manifeste.
« Il faut que la politique ait un impact sur la vie des gens et que les élus rendent des comptes à leurs administrés. » Mais il le sait, ces propos-là et une bonne dose de glamour ne suffiront pas. Dans une circonscription de deux millions d’électeurs, le défi est de taille et la concurrence redoutable. Décrocher un siège à l'Assemblée nationale ne sera pas chose aisée. Il n'empêche, le message est passé. Les hommes politiques devront désormais compter avec lui.
■ Mahmood Ali-Balogun, réalisateur
Mahmmod Ali-Balogun a été biberonné aux films indiens, chinois et américains. Il en garde un souvenir ému. « Chacun avait son style : le storytelling d'un Bombey to Goa, le triomphe du bien sur le mal et l'honneur pour les films chinois », raconte-t-il. Des éléments qui ont été fondateurs dans sa carrière. A 60 ans, le réalisateur et producteur est un homme établi. Plus besoin de faire ses preuves. Le directeur de Brickwall Communications Limited a une dizaine de films et documentaires à son actif. Une sélection au Fespaco pour A Place Called Home, tourné en 16 mm, jusqu’à Tango With Me en 2011, avec l'iconique Geneviève Nnaji, qui a fait un carton en salles.
En filigrane, la carrière de Mahmmod Ali-Balogun raconte l'émergence de l'industrie cinématographique nigériane. Des années 1980 de la production artisanale ou l'on tournait avec les cameras VHF et « trois bouts de ficelle » à aujourd'hui, Nollywood a gagné ses lettres de noblesse. « C'est une véritable industrie », se réjouit le réalisateur natif de Kano. En 2015, le secteur représentait 1,5 % du PIB. « Ça peut paraître dérisoire, mais dans un pays ou le pétrole est roi, c'est très significatif », détaille-t-il. « Désormais on compte ».
Éclairagiste, acteurs, cadreur… Le secteur emploie des milliers de personnes et fait rêver. Les jeunes sont de mieux en mieux formés. Ça tourne, dans le Nord, dans le Sud-Est et à Lagos. Deux mille films sortent chaque année et génèrent prés de 4 milliards de dollars de revenus, alors qu'une part de plus en plus importante de longs métrages sont produits avant tout pour le cinéma. « Cinq par semaines », assure Mahmmod Ali-Balogun. Avec une qualité qui n'a plus rien à envier à l'industrie outre-Atlantique. La comédie romantique The Wedding Party, de Kemi Adetiba, qui a fait un carton au box-office en 2016, a définitivement acté cette transformation.
Reste à « améliorer les scripts et structurer l'industrie », estime le réalisateur. Car si les financements affluent, « ils restent attachés à un nom et il n'y a pas de mécanisme de subvention ». Quant à l'obtention d'un prêt bancaire, c'est presque une hérésie.