Football.fr Publié le 06/06/2019 à 15h09, Mis à jour le 06/06/2019 à 15h28 Samedi soir, à Konya, l’équipe de France affronte une sélection turque en pleine crise. Alp Ulagay, journaliste turc, nous raconte la lourde chute du football de son pays. Sports.fr: Alp, quel est le niveau de la sélection turque aujourd’hui ?Alp Ulagay: Le niveau de l’équipe nationale est en en chute libre depuis une dizaine d’années. La Turquie ne s’est pas qualifiée pour la Coupe du monde depuis son parcours historique jusqu’en demi-finales en 2002. A l’Euro, il y a eu la demi-finale en 2008 mais, depuis, ce n’est vraiment pas bon. On s’est qualifié pour l’Euro 2016 mais sans briller, en finissant meilleur 3e grâce aux résultats surprenants des autres équipes lors de la dernière journée. Lors de la Ligue des nations, elle est arrivée dernière de son groupe (celui de la Suède et la Russie, ndlr), ce qui l’a reléguée en Ligue C. Depuis, Senol Günes a repris les rênes au mois de février et l’équipe a gagné ses quatre matches (contre l’Albanie et la Moldavie en éliminatoires, en mars, et contre la Grèce et l’Ouzbékistan ces derniers jours)…Gagner les deux premiers matches des éliminatoires, contre l’Albanie (0-2) et la Moldavie (4-0), est très encourageant. Il y a encore de très bons joueurs en sélection, comme les leaders Hakan Çalhanoglu, Emre Belözoglu et Burak Yilmaz. Mais on attend toujours cette génération qui pourrait sauver le football turc de cette impasse. Il y a sûrement de nouveaux talents avec Zeki Çelik de Lille, Cengiz Under de la Roma ou bien Caglar Söyüncü de Leicester, mais il est encore très difficile d’imaginer un avenir plus brillant en raison des nombreux problèmes que connaît le football turc. Quels sont ces problèmes qui touchent le football turc ?Si la sélection ne va pas bien, c’est parce que le championnat est en crise depuis quelques années, car tous les grands clubs sont lourdement endettés. Ils sont incapables de recruter efficacement. Le mauvais modèle de formation de jeunes a poussé les clubs à engager et à surpayer des joueurs étrangers à des salaires exorbitants. La TFF (la fédération turque, ndlr) est incapable de réformer le système depuis plusieurs années. Les Turcs sont fous de foot, comment la formation peut-elle être aussi défaillante ?L’ascension du football turc dans les années 90 était la résultante du projet de formation mis en place par la fédération dans les années 80. On a alors découvert Hakan Sukur. Les meilleurs jeunes d’Istanbul et de Trabzon sont rapidement repérés, mais c’est plus difficile en Anatolie. Il y avait un cercle vertueux et Fatih Terim a qualifié la sélection avec beaucoup de joueurs de Galatasaray, qui ont gagné la Coupe de l’UEFA 2000. Aujourd’hui, les clubs de haut niveau ont cessé d’investir dans la formation. La TFF n’arrive pas à récompenser les clubs formateurs. Résultat de cette politique anti-formateur : les joueurs formés au pays ne reçoivent que 31,5% du temps du jeu total au championnat. C’est le deuxième plus mauvais pourcentage en Europe, selon les chiffres de l’Observatoire du football. La chute de la valeur de la livre turque a fait beaucoup de mal La sélection turque en souffre, donc…Il y a de moins en moins de talent disponible. Le sélectionneur est souvent obligé de voir ailleurs. Parmi les 25 joueurs pré-selectionnés, on compte au moins 7 ou 8 joueurs formés en Allemagne (les attaquants Kenan Karaman et Güven Yalçin, par exemple, ndlr) ou ailleurs en Europe. Ce sont des Euro-Turcs délaissés par leurs pays formateurs respectifs. Galatasaray, qui a toujours fait confiance à des jeunes joueurs, n’a donné qu’une minute de jeu à l’un de ses joueurs cette saison. C’est presque pareil pour les autres cadors du championnat. Les places de l’effectif sont prises par de vieux joueurs étrangers ou des Euro-Turcs. Pour quelles raisons les clubs turcs recrutent autant de joueurs en fin de carrière ?Depuis que les clubs de Super League sont autorisés à recruter jusqu’à 14 étrangers, ils ont préféré dépenser une grande partie de leur budget pour des joueurs plutôt assez âgés. Les trois grands clubs d’Istanbul veulent des résultats immédiats, alors ils veulent des joueurs talentueux et expérimentés. Pourtant, beaucoup de joueurs ont peu contribué au niveau du jeu car ils sont souvent blessés. Ils ne médiatisent pas non plus le championnat. Nulle part ailleurs ces stars pourraient être payées de pareilles sommes. Dans le même temps, certains clubs ont connu de graves problèmes sur le plan financier…Grâce aux droits TV, qui ont doublé en 2009, ainsi qu’à des subventions gouvernementales, les clubs de Super League, les grands comme les plus petits, ont opté pour une politique de dépense sans limite. Ils ont surpayé des joueurs turcs et étrangers en négligeant totalement l’équilibre financier. En fait, ce sont des délégués des clubs qui élisent le directoire de la fédération. Cela leur a permis d’esquiver toutes les procédures du contrôle. Mais la chute de la valeur de la livre turque a fait beaucoup de mal. Les joueurs étrangers, eux, sont payés en euros ou en dollars. Les grands clubs sont maintenant tellement endettés qu’ils ont besoin de nouveaux capitaux en urgence. Fenerbahçe, qui appartient pourtant à un milliardaire, a atteint un déficit de 621 millions d’euros et a lancé une campagne de donations, quand Galatasaray a vendu ses biens immobiliers pour pouvoir boucher le trou financier. Vous en parlez: les effets de la dépréciation de la devise turque, en 2018, sont considérables… Oui et cela va continuer. De nombreux clubs de divisons inférieures sont en difficulté de paiement et sont fréquemment sanctionnés de retrait de points. La TFF, qui dirige à la fois les équipes nationales et les championnats, a été incapable de s’organiser, que ce soit pour la formation, le contrôle financier et la sélection. Y a-t-il toujours autant de supporters dans les stades ?Non, il y a une crise d’affluence, avec moins de 10 000 supporters par match. C’est inadmissible pour un pays comme la Turquie, un pays de 90 millions d’habitants. 10 000 supporters par match, c’est la moyenne du championnat suisse… Des nouveaux stades ont été construits, mais certains sont loin du centre-ville et cela ne motive pas les gens à venir. La sélection, justement, est-elle autant soutenue que les trois grands clubs d’Istanbul ?Il y a une fracture évidente entre la sélection et le public. La sélection ne joue plus à Istanbul car les joueurs sont sifflés par les supporters. C’était le cas de Volkan Demirel, gardien du Fenerbahçe, qui a été insulté dans le stade du Galatasaray et qui a décidé de ne pas jouer. C’était en novembre 2014 et, depuis, les matches se disputent dans les villes provinciales, à Konya (où jouera samedi l’équipe de France, ndlr), Antalya ou Eskisehir, où l’ambiance est plus familiale. L’équipe a fait un parcours désastreux à l’Euro 2016. Après deux défaites contre la Croatie et l’Espagne, toute l’équipe a été sifflée pas les supporters turcs présents à Nice.videoDailymotion(« x7ad11l », « 100% », « 275px »);