Les conflits liés aux terres et à d’autres biens sont une réalité au Burundi. Ils découlent en grande partie de la spoliation des propriétés durant les périodes de crise. La société civile alerte cependant sur cette bombe à retardement, une menace existentielle pour la paix et la sécurité, susceptible de conduire à des violences. Elle plaide pour que justice soit rendue aux ayants droit, afin de préserver la cohésion sociale.
Le Burundi a connu des crises cycliques qui ont endeuillé le pays, notamment celles de 1965, 1972, 1988 et bien d’autres. Elles ont également poussé une partie de la population à s’exiler, laissant derrière elle terres, maisons et autres biens. À leur retour, depuis les années 2008, nombre de ces terres étaient déjà occupées, créant ainsi des conflits fonciers et matériels entre résidents et rapatriés, aujourd’hui considérés par la société civile comme un danger sécuritaire pour le pays.
Les conflits fonciers constituent une véritable bombe à retardement dans un pays post-conflit comme le Burundi. Épiphanie Kabushemeye Ntamwana, secrétaire générale de l’Association des Veuves et Orphelins pour la Défense de leurs Droits (AVOD), alerte sur le retard pris par la justice burundaise dans le traitement des dossiers fonciers et souligne que cette lenteur a de graves conséquences sur la situation socio-sécuritaire et économique du pays.
Elle met en avant le fait que les personnes impliquées dans des litiges fonciers peuvent s’en prendre les unes aux autres. « Les gens pourraient développer un esprit d’exécution arbitraire », souligne-t-elle.
Le risque d’une répétition de violences génocidaires
Frédéric Nzeyimana, président-fondateur du Collectif des survivants et victimes du génocide contre les Hutu de 1972, interpelle la conscience du gouvernement sur les risques qui menacent le pays dans la gestion des questions foncières et matérielles. Il revient sur la notion de justice liée au génocide.
« Si les familles Hutu concernées ne recouvrent pas leurs droits sur les terres et autres biens spoliés depuis cinq décennies, ce serait une remise en cause de la décision rendue par la Cour suprême du Burundi, la plus haute juridiction d’appel, qui, lors de son audience du 28 avril 2023 à Bujumbura, a annulé les jugements des Conseils de guerre de mai 1972 », explique Frédéric Nzeyimana.
Selon cet anthropologue, l’État burundais doit s’impliquer davantage dans la problématique des conflits fonciers et matériels. Il lui revient de réparer les préjudices causés par les régimes précédents, au nom de la continuité de l’État.
« Cela éviterait tout risque de répétition d’un génocide au Burundi, comme celui de 1972, commis contre les Hutu », affirme le président-fondateur du collectif.
Les conflits fonciers et autres biens, vecteurs d’une haine chronique
Simon Nayobata, habitant de la colline Magara en zone Rumonge, province Burunga, se souvient de l’épisode douloureux vécu par sa sœur lorsqu’elle a voulu récupérer leur champ. « Elle venait de rentrer de Tanzanie, où elle s’était réfugiée depuis 1973. En 2008, Mme Nahimana a trouvé notre parcelle occupée par l’Église pentecôtiste. Comme elle avait été membre de cette église, elle s’est sentie à l’aise d’aller rencontrer les responsables. À sa grande surprise, elle a été excommuniée », déplore Nayobata.
Il raconte combien cet événement a laissé une profonde cicatrice dans le cœur de sa sœur, au point qu’elle souhaitait retourner en Tanzanie.
« Je me suis engagé dans la procédure et, grâce à Dieu, nous avons gagné le procès. C’est seulement récemment, en 2025, que j’ai reçu le document confirmant notre victoire », conclut-il, encore sous le choc de voir sa sœur refuser désormais toute mention de son ancienne église.
Rentrée de la RDC en 1996 à l’âge de 12 ans, Mugisha Nadia a, elle aussi, vécu un traumatisme lié à un conflit foncier. Elle se souvient du jour où son père a été chassé de leurs champs par des gendarmes. Aujourd’hui mère de cinq enfants, Nadia raconte que sa mère et elle vivent encore avec le souvenir amer de leurs huit ares de plantations de coton. « Ma mère pleure chaque fois qu’elle traverse une situation financièrement difficile », déplore-t-elle.
« C’était un mercredi après-midi. Mon père, Nkurikiye Misoma, et nos voisins ont reçu un message d’un ministre interdisant à la population d’accéder à ces terrains situés au 3e poteau de la zone Gatumba, commune Mutimbuzi, province Bujumbura », relate Nadia. Elle précise que les autorités locales avaient transmis un message clair : « Le ministre veut y planter des fruitiers : manguiers, orangers, papayers, etc. » « Ce fut le début de notre souffrance », martèle-t-elle.
« Comme nous n’avions presque pas d’autres sources de revenus, mon père a tenté d’insister, mais en vain. Trois jours plus tard, ils ont été chassés des champs par les forces de l’ordre », poursuit la fille de Nkurikiye Misoma.
Son père, déterminé, a voulu porter plainte. Mais l’un de leurs voisins l’en a dissuadé : « Tu veux aller te coincer ? » se rappelle Nadia. En kirundi, ajoute-t-elle, l’homme lui avait dit : Uwariwe n’isato, ugomba kwitwara kunzoka ? (Toi qui es pieds nus, veux-tu aller marcher sur un serpent ?). « Mon père a aussitôt abandonné le dossier », conclut Madame Nadia, précisant que la famille a néanmoins conservé les documents, en attendant « le bon moment ».
Conflits fonciers et autres biens, un couteau à double tranchant
Dans une perspective historique, depuis la Deuxième République, l’État burundais a toujours tenté de résoudre la problématique des conflits liés aux terres et autres biens en mettant en place différentes commissions : Mandi I, Mandi II, la CNTB, la CSP, rappelle Mushano Térence, vice-président et porte-parole de l’AC-Génocide Cirimoso. Il précise toutefois que de nombreux litiges persistent et qu’il serait raisonnable pour le gouvernement de les régler afin d’éviter des violences, « avec délicatesse », insiste-t-il.
Selon lui, tout citoyen doit pouvoir disposer d’un lieu où habiter sur les 27 834 km² du territoire burundais, et il revient au gouvernement de trancher en « bon père de famille », de manière à préserver les droits des résidents comme ceux des rapatriés. Il ajoute que les décisions devraient être prises « de manière équitable, afin que ceux qui rentrent trouvent un endroit où vivre ».
Pour prévenir une escalade des conflits et des actes de vengeance entre possesseurs et propriétaires légitimes, la secrétaire générale de l’AVOD appelle le gouvernement à rendre justice rapidement aux ayants droit. Elle insiste également sur la nécessité pour les occupants illégaux de verser des indemnités de location.
« Les usurpateurs devraient non seulement restituer les terres et autres biens spoliés, mais aussi payer les frais de location », déclare Mme Ntamwana.
Selon Jean Bosco Harerimana, expert en justice transitionnelle, des litiges mal résolus entraînent des conséquences sociales graves et alimentent des tensions communautaires. « C’est un malaise social qui sape les efforts de consolidation de la paix. Il perpétue le conflit et perturbe les mécanismes de justice transitionnelle », explique-t-il dans les colonnes d’Iwacu.
Au Burundi, plus de 70 % des affaires portées devant les tribunaux concernent des conflits fonciers. Les communes de Nyanza-Lac et Rumonge, dans la province de Burunga au sud du pays, figurent parmi les plus touchées, selon les autorités locales.
Freddy Bin Sengi


