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L’homme qui vous informe sur l’État le plus secret d’Afrique

Graphic of mystery man in front of an Eritrean flag Copyright de l’image BBC News

Il est le rédacteur en chef d’une page Facebook qui donne des informations sur l’Érythrée, un pays d’Afrique de l’Est dont le bilan en matière de liberté de presse est l’un des pires au monde, selon Reporters sans frontières (RSF).

Même les journalistes qui travaillent avec lui ne connaissent pas sa véritable identité. Il défie l’un des régimes les plus secrets d’Afrique, l’l’Érythrée, pour vous informer sur ce pays, dans le strict anonymat.

Seule la Corée du Nord fait pire que l’Érythrée en matière de liberté de presse, selon Reporters sans frontières (RSF). RSF décrit l’Érythrée comme « une dictature dans laquelle aucun droit n’est garanti aux médias ».

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« Personne ne sait qui je suis »

Tous les médias de ce pays d’Afrique de l’Est sont sous la tutelle de l’Etat, et des journalistes y ont été emprisonnés sans avoir été jugés, ni inculpés.

Cette situation a engendré une page Facebook inhabituelle et, peut-être, unique au monde : Eritrean Press. Elle compte plus de 250 000 abonnés et est indépendante du gouvernement érythréen.

J (nom d’emprunt), son rédacteur en chef, vit en Grande-Bretagne. Il se rend en Erythrée, de temps en temps. « Personne ne sait qui je suis, sinon je serais en prison », dit-il dans une interview avec la BBC, la première qu’il donne à un média. Dans le plus strict anonymat.

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Image caption Il y a peu d’internautes parmi les cinq millions d’Érythréens.

Même les huit rédacteurs bénévoles de sa page Facebook, qui sont basés en Érythrée, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ignorent son vrai nom.

La page Facebook Eritrean Press assure une couverture médiatique de toutes les activités en Érythrée, de la politique à l’équipe nationale de cyclisme, des histoires de la vie quotidienne à l’architecture ou l’art déco de la capitale, Asmara.

L’audience de J et de ses collaborateurs a atteint une moyenne de 1,25 million de personnes par semaine, soit le quart de la population érythréenne. Il estime que seulement 30 000 de ses lecteurs vivent dans le pays. Et on ne sait pas qui se charge de l’administration de la page Facebook d’Eritrean Press.

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Image caption Le Premier ministre éthiopien (à gauche) et le président érythréen ont entamé en 2018 le dégel des relations des deux pays.

Le faible effectif des followers d’Eritrean Press n’est pas une conséquence de la censure. Il découle de la cherté de l’Internet en Érythrée. À peine plus de 1 % de la population du pays a accès à Internet, selon la Banque mondiale.

Mais J est persuadé que des membres du gouvernement érythréen font partie de son audience. Lui et ses collaborateurs sont souvent mis au courant d’histoires racontées par de hauts responsables du pays.

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L’Érythrée est un État à parti unique, où la dissidence n’est pas tolérée. Le président Isaias Afwerki est au pouvoir depuis que le pays a obtenu l’indépendance vis-à-vis de l’Ethiopie en 1993.

Les autorités érythréennes sont accusées par les organisations de défense des droits de l’homme d’avoir commis de nombreux abus en matière d’information.

Mais la presse locale n’a jamais été critique envers le régime d’Afwerki.

Copyright de l’image Eritrean Press/Facebook

Image caption De nombreux internautes érythréens ont été surpris par l’audacieux post d’Eritrean Press qui appelait à un changement de régime dans leur pays.

« La guerre de propagande »

J dit avoir créé la page d’Eritrean Press en 2014, par patriotisme, mais aussi en réponse aux tensions entre l’Érythrée et l’Éthiopie. Il avait l’idée de lancer un site d’information pour, dit-il, aider son pays d’origine à éradiquer ce qu’il considère comme une « guerre de propagande ».

« Le gouvernement érythréen est très faible quand il s’agit des médias », dit-il, ajoutant : « Au début de son histoire, la presse érythréenne a soutenu fidèlement la position du gouvernement sur l’Éthiopie ».

« Quand votre pays est menacé, vous êtes tenu de le soutenir », affirme J, estimant que la page Facebook d’Eritrean Press jouit d’une certaine indépendance en critiquant les manquements du gouvernement sur des questions d’intérêt national telles que le logement.

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En matière de politique étrangère, cependant, les choses ont changé en juillet 2018, lorsque les dirigeants de l’Éthiopie et de l’Érythrée ont signé une déclaration de paix. J dit que le dégel des relations entre les deux pays l’a emmené à changer la posture éditoriale d’Eritrean Press sur ce sujet.

« Maintenant que la relation est rétablie, nous n’avons plus besoin de soutenir le gouvernement, mais de le critiquer sur ce qu’il fait de mal », dit-il. « Si les autorités font ce qu’il faut, nous les soutenons. Si elles font ce qu’il ne faut pas faire, nous les critiquons », prévient J.

Copyright de l’image Leatherneck

Allégations de népotisme

Dans un post publié en octobre dernier, il a appelé à un changement de gouvernement en dénonçant le « népotisme » du gouvernement d’Isaias Afwerki. Il lui reprochait, dans le post intitulé « Nepotist Isaias Has Got To Go », d’avoir fait de son fils Abraham son propre conseiller à la présidence. Une nomination dont J a été mis au courant par un haut responsable du gouvernement.

« Les Érythréens ne s’étaient pas battus jusqu’à la mort pour obtenir leur indépendance de l’Ethiopie et avoir un président prêt à transmettre le pouvoir à sa famille », avait-il écrit.

« Nous estimons maintenant (…) que la Constitution érythréenne est de l’histoire ancienne, tant que le dictateur est au pouvoir », avait-il ajouté.

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La BBC n’a pas été en mesure de vérifier les allégations de népotisme qu’évoque J. Un porte-parole du gouvernement érythréen n’a pas répondu à nos questions sur ce sujet.

Ce qui ne fait aucun doute, c’est que ce post a marqué un tournant majeur pour Eritrean Press. Ses lecteurs ont été surpris par l’audace de telles critiques envers le gouvernement. « Cette page a été certainement piratée », lisait-on dans l’un des commentaires du post.

L’Éthiopie et l’Érythrée poursuivent le dégel de leurs relations, mais l’attitude du gouvernement érythréen à l’égard des médias indépendants montre peu de signes de changement, jusqu’à présent.

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